La poudre d'escampette

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Un oiseau se jeta entre nous, rouge et puissant. Un phœnix ! Ils apparaissaient dans de nombreux livres chinois relatant les mythes et leurs transferts en Corée. Mais alors que ses plumes frôlaient ma peau, il se transforma en créature humanoïde dont la chevelure flamboyante paraissait aussi vivante qu'un incendie. Aussi grand que mon agresseur, la peau plus sombre et les lèvres cramoisis, il nous sépara immédiatement.

« As-tu perdu la tête, Cheong-ryong ?! Tu ne peux réagir ainsi, encore moins au royaume des morts, cette humaine n'a rien fait de mal !

- Pousse-toi, Jujak, elle a mangé une pêche et voulait vendre le dernier ex-voto. »

Je n'eus pas l'occasion de suivre le reste de leur dispute. Je perdis conscience.

Je me réveillai par deux fois : dans la chaise à porteur, face à mon agresseur et aux côtés de mon sauveur, et lorsque nous nous arrêtâmes aux abords d'un motel. Le phœnix nommé Jujak me tendit un masque de bois représentant un Kkoktu, entité funéraire. Il me sourit :

« Cela falsifiera votre présence humaine, ici. » Il m'aida à descendre. C'était une rue passante ; beaucoup de détails percutèrent ma rétine, notamment les tresses d'oignons suspendues aux étals ou les ballons colorés alignés en guirlande entre les échoppes.

« Où... où est-on ? » soufflai-je, ébahie par les nombreuses créatures se promenant autour de nous, possédant cornes, queues ou écailles. À droite, le motel affichait son nom en grandes lettres jaune étincelant : « Main d'Azur ». Un arbre un peu particulier s'allongeait jusqu'à ses premières fenêtres, étirant sa ramure azurite aux carreaux. À sa base, de grosses racines formaient des nœuds tortueux.

« Vous ne pouvez retourner dans votre monde pour le moment, m'expliqua Jujak, il vaut donc mieux dormir, puis je vous ramènerai chez vous demain.

- Pourquoi... pourquoi pas cette nuit ? hésitai-je, inquiète de l'aura fulminante du dénommé Cheong-ryong.

- Oh, hum, nous subissons une attaque en ce moment... »

L'agressif grogna, je le fusillai du regard.

« De toute façon, tu oublieras tout... », répliqua-t-il, attrapant mon expression.

Une fois à l'intérieur d'une des chambres du dernier étage (précaution prise par mon sauveur), je m'assis sur le matelas, ramenant mes jambes sous moi, appréciant le chauffage provenant du parquet. Les événements suscitèrent en moi un mélange de panique et d'excitation, tel qu'un tournoi de Quidditch proche de la défaite. Finalement, je m'allongeai, scrutant le plafond vert uniforme, m'amusant à y repérer d'éphémères esquisses : lampe de chevet, yacht, soleil. J'étais certaine de ne pas rêver, tout était bien trop réel...

Je n'aurais pas dû imaginer ces formes avant de m'endormir : je rêvai que la gendarmerie maritime des morts m'avait capturée. Sur un yacht en partance pour l'au-delà, j'étais enfermée dans la cabine arrière, sous cadenas. En grommelant, je me retournai sur ma couche, ignorante du rythme lent de la vie extérieure, à présent que la nuit pâlissait à l'approche du jour. Au réveil, j'étais toute barbouillée, quoique moins souffrante : le phœnix avait pansé ma jambe d'une belle soie supérieure à tous mes biens matériels, aussi imaginai-je la conserver pour la vendre, avant de me rappeler ce que de telles envies m'avaient coûté. Je doutais, de surcroît, me trouver en un régime communiste ; il y aurait ici un roi ou un empereur tyrannique que ça ne m'aurait pas étonnée. Si je voulais survivre ici, je devrais redoubler d'astuces, clairement.

« Alors... ils ne devraient pas tarder, maintenant. » Je les attendais depuis tout à l'heure, enroulée dans une couverture, habillée des vêtements pliés trouvés sur l'unique étagère de la chambre lors de mon arrivée. Assoiffée, je décidai finalement de descendre, le masque sur le visage afin de ne pas laisser paraître ma nature humaine. En ouvrant la porte, je tombai sur une créature qui me sourit, exhibant ses canines noires (impossible, ce ne pouvait être une carie généralisée... glps). Je m'inclinai rapidement avant de m'engager dans l'escalier. Le salon était occupé par quelques êtres, dont un dans un profond divan. Il me jeta un long regard, sa main fine posée sous le menton, l'air sage et éternel. Il était beau, et ses longs cheveux noirs s'entremêlaient en précipice obscur à sa nuque et ses cuisses. Comme il se levait, je préférai m'écarter et me diriger vers le comptoir où reposaient quelques bouteilles d'eau en verre. Imaginant que ce devait être là en libre service, je tendis la main.

« Je ne ferais pas cela si j'étais vous, il s'agit de cyanure. » La voix, douce et basse, me fit bondir sur le côté. Comment avait-il pu être aussi rapide ?! Décidément, les événements ne cessaient de s'enchaîner en roue libre depuis mon départ de chez-moi.

Il s'excusa de m'avoir surprise,tout en m'observant, les yeux rieurs. Bon sang ! Son murmure venait de me ficher plus de frousse que la fureur de l'autre imbécile.

« Vous n'êtes pas d'ici... » La suspension de son interrogation me parut plus une affirmation cachée. Je jouai la carte franche :

« Non, en effet. » Sans détailler plus loin. Mais enfin, que faisaient Jujak et l'orageux ? Ils étaient censés me renvoyer dans mon monde.

« Dans lequel la réalité est une impositionde tous les jours... où tu ne te rappelleras même plus ces aventures ! » Peut-être fut-ce le manque de sommeil, mais je décidai de m'écarter du chemin de la prudence, encore une fois, ce qui pouvait s'avérer très dangereux en cet univers inconnu, empli de créatures, parfois mangeuses d'humains telles que le gumiho.

« Je ne suis pas d'ici et... je serais ravie de visiter avec vous, si vous en avez le temps et l'envie. »

Il parut étonné de ma répartie. Ce ne serait pas la première fois ! Enfin, il s'inclina, et me tendit un bras, amusé. Un groupe important d'êtres divers fit son entrée dans le calme à cet instant.

« Hmm... je propose la sortie des artistes », rit mon guide improvisé, tout en m'entraînant vers une porte latérale.

Les ruelles ensoleillées étaient bien plus paisibles qu'à la nuit ; aux échoppes diverses les fumets les plus appétissants s'échappaient, m'intriguant sur leur provenance, la « normalité » de ces créatures de l'au-delà, leurs passions et passe-temps, leurs querelles et amours. Étions-nous si différents ? Comme au fait de mes pensées, mon nouvel ami m'attira à l'intérieur d'un joli restaurant boisé. La gérante, à la pleine chair rose, nous accueillit avec une bonne humeur contagieuse. Deux voiles translucides flottaient à sa gorge, et des branchies s'y ouvraient et s'y fermaient lentement. Un poisson ? Nous nous assîmes à une table basse ; je scrutai le plafond admirablement peint de scène diverses, fort charmantes. Dans un coin, sur une petite estrade, trois musiciens jouaient de leurs instruments, l'un au gayageum (cithare coréenne à douze cordes), l'autre au kkwaenggwari (gong à main), le dernier au daegum (flûte traversière en bambou). Je le vis poser ses lèvres à l'embouchure et en tirer les plus langoureuses notes jamais entendues. Ils jouaient si bien que j'en devins mélancolique. Je ne voulais plus quitter ce conte merveilleux et retourner sur le mont à la recherche de gingembre...Y songeant soudain, je tâtai l'urne dans mon sac. Sa froideur, pour la première fois de toute ma vie, me rassura. Ma quête n'était pas terminée.

Une créature entra dans le restaurant, baissant sa tête perchée sur un cou de girafe. Je faillis la dévisager avant de me détourner, troublée.

Mon guide m'observait, attentif et silencieux.

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