Les berges de l'au-delà

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Ouvrant les yeux, je pris une immense bouffée d'oxygène ; l'air glacial pénétrant mes poumons m'interpella immédiatement. La tête me tournait terriblement et j'eus beaucoup de mal à me redresser, suffoquant sous la vision s'étalant tout autour de ma place : ce n'était certes plus le jardin des Hespérides, plutôt un lac ou un fleuve si grand que je n'en percevais plus les berges. Une longue silhouette se tenait à l'avant de la barque où j'étais allongée, tenant un aviron régulièrement plongé dans l'eau noire. Nous avancions vite au vu du sillage brillant laissé à l'arrière. Un regard plus éveillé me permit d'observer les veinures du bois de mon embarcation et l'espace dégagé façon balcon, aux belles rambardes enroulées tout autour. Sept lotus décoraient toute la moitié avant, étincelant d'une flamme mouvante ; je tremblai, reconnaissant là le symbole trouvé sur le cendrier. Lorsque le rameur effectua son mouvement de va et vient, il laissa apparaître les bords d'une énorme palourde ouverte, contenant sans doute une source lumineuse, au vu des contours argent de mon guide inconnu.

Mon sang se mit à bouillir. J'étais sur l'autoroute en partance pour l'enfer... ou je ne savais où. La mythologie coréenne avait de nombreuses ressemblances avec la grecque, et la rivière sur laquelle je me trouvais devait être celle de l'au-delà, Samdo. Allais-je être jugée par Yeomra, le souverain suprême du monde des morts ? Pour avoir mangé une pêche ? Je n'allais pas repartir dans un corps neuf (avec un peu de chance) sans me battre. Aucun échec ne pouvait être toléré, j'avais encore trop à faire dans mon propre corps, à mon époque.

« Ey ! Je n'ai rien à faire ici ! » criai-je à l'encontre du rameur silencieux qui ne me répondit pas. J'observai autour de moi, cherchant un moyen pour m'enfuir. La nuit était bien différente, chatoyante de lumière astrale et de plancton d'eau douce (ça existait, ça?), pas un nuage. La barque était grande, propre, filante. Enfin, le lit de la rivière s'étrécit et les berges apparurent, beaucoup plus proches. Je vis de longs câbles plonger de leurs bords dans l'eau et s'y évanouir, de chaque côté, plus en aval ; que retenaient-ils ? De sortes de totems montaient la garde, fait de paille, de terre et de poils en fourrure argent, à moins que ce ne fût des guirlandes, mais d'aussi loin je ne pouvais en jurer. Malgré tout, ils réussirent à me saper le moral aussi efficacement que le mépris de ma mère lorsque je lui avais annoncé mon rêve d'exploratrice.

Nous allions à présent au ralenti. Pourquoi ? Les douaniers de la mort nous attendaient-ils, tels les matons impénétrables de l'Allemagne en temps de guerre ? J'avais rêvé de bien de choses, mais pas que mon casier (vierge) fût ausculté au bout de la rivière de l'au-delà. Nous poursuivîmes notre route ; je vis la chose à l'aviron lever un bras. Les câbles se tendirent, soulevant des amas d'algues dans un léger remous pour de telles dimensions, puis un petit être (qui n'avait pas dû voir de coiffeur depuis longtemps), sauta tout leur long, en bonds fluides et rapides. Il s'arrêta tout juste face à la barque et nous regarda. Resserrant mon imper en protection tout autour de mon corps, je ne pipai mot.

Un dialogue totalement extraterrestre s'engagea, dont j'étais parfaitement exclue. J'en profitai pour lorgner sur la terre à quelques brasses de là ; je n'étais pas en carton, je savais très bien nager, ayant remporté plusieurs médailles en crawl, et en pleine mer. Pas à la pointe, certes, mais ce n'était pas quelques centaines de mètres en eau douce qui allaient me faire hésiter. Qu'ils parlent ! Des ressorts aux pieds, je venais de bondir par-dessus le bastingage...

L'eau, glaciale, me surprit. Le poids de mon sac, de mes vêtements, m'entraîna vers le fond. J'activai mes muscles et, en puissantes brasses, poursuivis sous la surface, les poumons gonflés à bloc. Vite, plus vite ! Quelque chose attrapa ma cheville, je me retournai, lâchant quelques bulles, effrayée. Qu'est-ce que... Oh, des algues, seulement des algues...Mais je saignais à la jambe ! Il me fallait sortir d'ici, ce que je fis sans attendre, rejoignant l'air libre. La barque était bien loin, le guide m'observait, le petit être, quant à lui, me suivait le long des câbles. Lorgnant vers la berge, je tressaillis, y observant soudain une chaise à porteurs.

Un être en sortit. Appartenant probablement à une monarchie inconnue de mon monde (oui, je n'étais plus dans le mien, c'était certain), sur son visage d'albâtre s'affichait la marque des guerres et des cruautés sans nom. Touchant enfin le fond vaseux des bords de la rivière, je me cramponnai à ses herbes chevelues, suffoquant. Ma jambe me faisait très mal, à présent, et j'étais gelée. Si j'avais pu entrer en hibernation sur l'instant, je l'aurais fait. Mes poumons se figeaient, je manquais d'air, j'allais m'évanouir. Cette cascade de mésaventures eut raison de mon courage habituel. J'éclatai en sanglots.

L'homme (je n'étais toutefois pas certaine de son appartenance à la race humaine) jeta un ordre en une langue que je ne compris pas. Aussitôt, deux porteurs à la peau crayeuse et aux yeux abyssaux (ils me fichaient les jetons), vinrent me porter sur un sol plus ferme, me tenant sous les aisselles. Nauséeuse, je les laissai faire. Sans plus de cérémonie, ils me lâchèrent aux pieds de leur maître. Ce dernier se pencha :

« Le département des affaires mortelles a fait une erreur... tu n'aurais pas dû te trouver là. Et je déteste avoir à discuter avec eux. »

Relevant la tête, je le vis esquisser une moue de dégoût. Il dégageait une curieuse odeur de cigare froid qui ne calma pas mon mal être. Ses yeux d'un bleu océanique étaient splendidement brûlants, ce qui peut paraître assezcontradictoire, et je pensai in petto au dragon bleu du temple « abandonné ». Sa main se porta à mon front, puis ma joue, presque tendrement.

« Tu n'as pas fini d'écrire le tome de ton histoire, jeune humaine... As-tu mal ? »

Je ne savais qu'en penser. Je hochai la tête, oui, j'avais mal. La main se porta à ma gorge, j'eus un frisson de terreur difficilement réprimé.

« Rends-moi la pêche et le cendrier. » La voix, plus glaciale qu'un iceberg, souleva chez moi une onde de rage et d'injustice.

« C'est à cause de ça que je suis là ? Il n'y avait pas de nom sur ce fruit et laporte du jardin était ouverte ! Le cendrier était par terre ! »

Rendu momentanément silencieux par ma virulente répartie, l'être eut une fugitive crispation puis éclata d'un rire gargantuesque. Je ne sus plus que faire. Le rire déclencha chez moi des vagues de panique qu'il ressentit. Son sourire se fit démoniaque lorsqu'il pointa la barque du doigt :

« Ce n'est certes pas le transatlantique, mais je te promets qu'il arrive toujours à destination, si je t'y remets. Alors, rends-moi la pêche et le cendrier et nous sommes quittes.

- Je croyais que c'était une erreur du département des affaires mortelles, lâchai-je, pour montrer d'une que j'avais suivi, de deux que je n'étais pas du genre à me laisser intimider si facilement. Je ne suis pas censée être là. Il s'agit de votre erreur. »

Ok, j'étais peut-être allée un peu loin en suppositions. Lorsque sa main étouffa ma trachée, j'eus le comique (quoique malheureux) sentiment d'être un escargot sur le gril. Je m'attendais à mourir là, revivant en boucle l'oppressante scène de la rivière et de la barque, à l'infini. En phare inquisiteur, la lune tombait ses faisceaux d'argent sur notre lutte.

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