Chapitre 2 : Avide besoin - Partie 2.

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Il sursauta ; perdu dans ses pensées et spéculations, il ne voyait plus le monde autour. Il leva les yeux vers le propriétaire de cette main. La peau n'était pas particulièrement douce, elle était abîmée, des cals sur la paume et au bout des doigts, mais ce n'était pas désagréable.

- Je te déconseille de continuer... Je doute qu'une gueule de bois en pleine guerre soit approprié. Surtout si tu dois manier les armes...

Encore ce foutu sourire tranquille, qui mordait sa joue à pleines dents. Ce sourire en coin, plein de malice et de sérénité, qui semblait montrer à lui seul l'inébranlabilité du jeune homme. Ylne avait sans doute eu ce don à sa naissance. Avoir un sourire tellement plein de bonnes attentions et de supériorité non voulue que c'en était déstabilisant.

Tya haussa les sourcils. A la réflexion, il fut possible que Persiffée aussi et que Guaril montrât un étonnement narquois. Jehann même sembla se désintéresser du fond de sa chope et se pencher plus en avant sur la situation. Adevar frémit en sentant l'attention de tous les membres de sa petite troupe du soir. Le contact avec la main fraîche et toute en relief d'Ylne avait entrepris de le dégriser. Il en fallait plus que cela pour qu'il prît une cuite, songea-t-il. Mais ses sentiments sortaient un peu mieux qu'à l'ordinaire lorsqu'il commençait à boire.

Il ne sut donc pas s'il devait être soulagé, surpris ou furieux de l'intervention de ce type qu'il ne connaissait même pas.

Les yeux d'Ylne dégringolèrent jusqu'au contact de leur peau et ses paupières se plissèrent. Adevar parvint à canaliser les battements de son cœur. La vue de la fissure dans la carapace tranquille d'Ylne provoquait quelque chose en lui ; sans nom, sans identité, mais qui le torturait doucement.

- Tu ne penses pas... ?

- Je ne t'ai pas demandé ton avis, Ylne Ajter.

Son sourcil gauche se haussa avec un flegme particulièrement charismatique.

- Parce que j'ai besoin de ta permission ?

- Je..., bégaya Adevar.

Un inconnu venait de lui dire clairement qu'il se fichait de ce qu'il pensait... ? L'idée lui coupa le souffle. On n'avait jamais remis en cause une de ses paroles – s'il on omettait Kashj et Sérianifé, évidemment, qui prenaient toujours un plaisir monstre à le mettre en tort.

Il rougit. L'insolence particulière des yeux de son interlocuteur tirait sur les cordes de son orgueil, bien qu'il n'en eût pas des masses et des masses. Juste un peu. Ce qui colora ses joues. Adevar fronça le nez avant de tirer d'un coup sec son poignet pour se dégager de la forte poigne du nouveau venu. Ses lèvres devinrent blanches à force d'être plissées, sans parler de son front ridé avant l'âge, pour sûr, s'il ne défronçait pas les sourcils.

Un léger rire secoua Ylne, qui ne tentait pas de le bloquer. Il avait un tel culot ! La gêne et la rage se battaient en Adevar.

- Ade'..., soupira Tya, un tantinet inquiète, ça va. Il veut juste ton bien et celui du camp. Enfin je crois...

Elle jeta un coup d'œil à la montagne de muscles assise à ses côtés. Cette dernière plongea ses yeux azur dans les siens. Le rire s'éteignait déjà. Charmeur de pacotille, espèce d'insupportable montagneux de mes deux. Il est tellement provocateur, il m'agace. Non, il m'insupporte. Insupportable, insupportable, insupportable ! Il ose – ce... ! – me défier devant tout le monde ! J'ai déjà pas de charisme, alors si en plus Monsieur cherche à me défier, y a peu de chance que je gagne...

Il fascinait Tya, complètement et résolument. Elle semblait ne pouvoir décoller ses prunelles vertes de son visage sans imperfections, et son corps ne pouvait résister à l'attirance qu'il éprouvait pour sa grande taille, ses épaules larges et ses jambes fuselées. Il avait l'air de Tostas le beau Dieu, du panthéon hymolitais. Parfait de bout en bout. A part peut-être ses mains, trop sèches et trop rugueuses.

Bref. Adevar secoua la tête pour évacuer ces pensées un peu trop... enfin, elles étaient parties beaucoup trop loin. Il était en colère ! Oui, c'était cela. Fâché et plein d'une ire qui le démangeait. Très, très furieux. Trop furieux peut-être pour que ce fût normal. Il avait peut-être bu plus qu'il ne le pensait... ou alors Ylne était quelqu'un qui éveillait instinctivement en lui les sentiments les plus forts. Un mélange des deux sans doute.

Il n'y avait qu'à se rappeler de sa sensation sur le champ de bataille, ou la sérénité qui s'évadait de ses sourires la veille et qui le secouait profondément. Bon, il n'avait pas d'autres exemples puisqu'il avait été mis au repos de force par Kashj et la guérisseuse toute la journée. Et il n'avait pu sortir de sa foutue tente que depuis quelques temps. Si Kashj le voyait se bourrer, il ne lui resterait pas beaucoup à vivre. Et c'était un doux euphémisme.

Il se mordilla la lèvre en renversant la bière sur le sol ; certes, c'était peu respectueux de sa part, surtout qu'il n'en restait pas beaucoup, mais le coup d'œil fier que lui lança Ylne en valut la peine. Il lui retourna l'estomac et, tandis qu'il continuait à discuter avec Tya, il ne le quitta pas des yeux. Adevar décuvait lentement, profitant du vent frais qui jouait dans ses mèches de cheveux, pourtant assez courtes en comparaison avec le reste du groupe.

Si ses amis avaient de plus ou moins longues mèches de toutes les couleurs, Ylne battait toute concurrence à plate couture. Sa chevelure cascadait sur son épaule, dans des épis noirs très épais qui partaient dans tous les sens ; il avait eu beau les attacher en catogan, les mèches se fichaient bien de respecter les volontés de leur propriétaire. Quelques plus courtes encadraient son visage fin et se coulaient parfaitement le long de sa mâchoire carrée, bien que légèrement trop étroite pour rentrer dans la norme.

Une constatation l'agaça. Quoiqu'il fît, il en revenait toujours à ce foutu étranger qui venait de pointer son nez et que le retournait déjà d'un bout à l'autre de son esprit. Alors que, concrètement, il devait bien se l'avouer, ils n'avaient jamais parlé... Enfin, ils auraient sans doute le temps.

Adevar grogna. Il ne voulait pas lui parler, d'abord. Il n'avait pas envie de lui adresser la parole, pour recevoir encore ce regard hautain, plein de connaissances et d'exotisme. Après réflexion, il n'avait peut-être pas encore totalement dessoûlé...

Le mouvement aléatoire que Jehann entreprit pour se lever du tonneau capta son attention. Il trébucha, tituba un instant avant de s'écrouler aux pieds de sa jeune sœur. Persiffée haussa un sourcil méprisant. Son aîné ricana, triturant avec passion le lacet en cuir de sa botte. Elle soupira profondément, tandis que le reste de la troupe commençait à piaffer d'amusement. Guaril prononça une quelque boutade dont il avait le secret et Ylne s'esclaffa, avec une bienveillance toute paternelle. Tya passa une main sur ses paupières pour éviter d'accentuer son rire naissant.

Adevar se sentait étrangement déconnecté de tout cela. Voir Jehann dans cet état ne l'amusait pas, au contraire. Il sentit un pincement au cœur en voyant le jeune homme complètement sous les effets du breuvage. Il ne commandait plus rien de ses gestes ou de sa conscience et se noyait dans sa vision trouble du monde. Adevar croisa le regard de Persiffée, qui s'en détourna très vite, l'expression nerveuse.

Son instinct lui souffla de s'inquiéter pour cette fratrie émiettée, complètement incohérente, dont la sœur crachait son mépris au reste du Monde et le frère buvait à s'en rendre malade à la moindre occasion. Mais sa rage le rendit sourd à ces mots, à ces maux. Il fit taire la petite voix dans sa tête qui lui ordonnait de faire attention, d'écouter ce qui se passait autour de lui.

Guaril se leva pour aider Persiffée à ramener son frère. L'un et l'autre aidèrent Jehann à se placer entre eux, avant de saluer Adevar, Ylne et Tya et de partir en claudiquant, déséquilibrés par la différence de taille entre les porteurs.

Adevar secoua la tête. Il se leva brutalement et fit tomber sa chope. Sa vision se brouilla, les derniers effluves d'alcool enfumant son esprit. Il tenta de se stabiliser. Ylne fit un mouvement pour se lever, avant qu'Adevar ne l'en empêchât d'un signe de la main agacé. Ça allait, il n'était pas en sucre, non plus.

Son mouvement brusque lui arracha un sursaut de douleur au thorax. La vilaine plaie, bien que déjà quasiment refermée, continuait de le tirailler. Bon, il n'était presque pas en sucre. Cela n'empêcha pas Ylne de se lever tout de même et Tya de le suivre dans son mouvement. La jeune femme toute en courbes et en douceur posa une main aux ongles coupés ras sur son avant-bras pour le stabiliser. Ses yeux luisaient d'une inquiétude naturelle. L'expression de son visage empêcha Adevar de grogner encore une fois et de se dégager. A grande peine, il réussit à lui adresser un sourire contrit.

Ses lèvres le brûlaient, tant leur forme n'était pas en adéquation avec ses pensées. Il n'avait qu'une envie, déguerpir loin de cet endroit, puant l'alcool, la transpiration et faisant remonter à la surface des émotions néfastes. Tya n'était pour rien dans cette colère furibonde, due à sa consommation d'alcool – il l'avait mauvais, bien qu'il ne l'avouerait jamais, et surtout pas à Guaril. Quelle tête de nœud, celui-là.

- Adevar..., souffla la jeune femme près de lui.

Ses yeux verts le scrutaient de trop près ; il étouffait sous la puissance de ces prunelles analystes. Sa moue ennuyée lui confirma qu'elle était en train de s'en faire pour lui. Une pléiade de jurons irrita sa langue mais restèrent au chaud entre les parois de son crâne. Encore une fois, Adevar tentait de s'auto persuader de calmer les battements hargneux de son palpitant, Tya n'y était pour rien.

- Je vais m'coucher. A demain, peut-être.

Les yeux de Tya se plissèrent mais elle ne répliqua rien et se retourna vers Ylne. Adevar mima le mouvement sans le vouloir. Le jeune homme souriait, de cette mimique qui creusait ses joues et le rendait furieux. Il avait l'air tellement calme, tellement serein.

Adevar se froissa et se mit à marcher rapidement pour s'éloigner du duo improbable. Plus il quittait la chaleur réconfortante du feu, plus ses épaules se couvraient de chaires de poule et se mettaient à trembler. Il n'avait pas très grande résistance au froid. Surtout lorsque son sang se gorgeait de bière. Il ruminait depuis quelques temps déjà – bien qu'il soupçonnât ses pensées d'avoir étiré le temps pour le rendre fou un peu plus vite – lorsqu'une ombre se glissa à ses côtés, immense et diffusant une tiédeur bienvenue. Il se figea. La silhouette également.

- Puis-je savoir, Ylne Ajter, pourquoi tu me suis ? 

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