Chapitre 2 : Avide besoin - Partie 1.

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La nuit abaissait toujours la température de quelques degrés ; et bien que l'on fût à une belle époque de l'année – enfin, de la nouvelle année –, les vents frais couvraient la forêt. Les branches d'arbres ne parvenaient pas à masquer les élans gracieux des courants d'air. Les campeurs avaient alors allumé un feu discret, dissimulé par les buissons les plus touffus.

La précaution était un peu veine, du point de vue d'Adevar, puisque cela faisait maintenant quatre-vingt-dix ans qu'ils résidaient là, à combattre quasiment tous les jours les sbires de l'armée. Les attaques, plus ou moins méditées et ordonnées, arrivaient à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Les campeurs étaient prêts à réagir à n'importe quel instant. Logiquement, les attaquants connaissaient donc leur position...

Cette précarité, il ne la souhaitait à personne et il commençait lui-même à souffrir de cette guerre éternelle. Elle avait commencé alors qu'il n'avait que dix ans. Maintenant, il avait le physique d'un jeune adulte, et la mentalité d'un homme accompli à la maturité forcée par le contexte politique de son pays. Et la guerre n'était toujours pas finie.

- Tu rêvasses, Adevar ?, ricana un jeune homme, à moitié ivre en le pointant de sa chope de bière.

- Tes parents ne t'ont jamais appris que c'était impoli de montrer quelqu'un du doigt, soldat ?

Un sourire ironique s'échoua sur ses lèvres et la houle de son amusement déborda sur sa joue. Le restant du groupe éclata de rire sous le regard fier d'Adevar et sous la moue faussement contrite de l'ivrogne. Ce dernier, du fait peu susceptible, avait compris depuis bien longtemps les liens tissés entre tous. Toutes les mécaniques informelles développées au fil du temps et tous les messages sous-jacents. Adevar ? Intouchable. Trop important pour le camp rebelle et trop aimé. Et peu de gens avaient envie de tâter ses poings et en prime de s'attirer la foudre de Kashj.

Du reste, la joute verbale du soir restait un jeu apprécié des jeunes et des plus vieux qui se sentaient naître une nouvelle jeunesse.

- Trop occupés par vous, cap'tain, si vous leur preniez moins de temps aussi, rigola Jehann, ledit ivrogne.

Avec des taches de rousseur et une mèche auburn, pâle, il avait tout à fait le profil d'un Hymolitais typique. Sans doute un enfant métis... pensa Adevar, en l'étudiant de plus près. Il était plus râblé que la moyenne des Hymolitais qu'il avait connu. Ses traits évoquaient une jeunesse à peine quittée.

Les traits ronds, le bagout léger et les yeux brillant encore, Jehann était tout ce qu'Adevar n'était pas ; innocent et jeune. Bien qu'en apparence, il ne fut pas beaucoup plus vieux, il ne pouvait nier à quel point il se sentait loin de ces jeunes gens. Il aimait passer le temps en leur compagnie, entre l'amuseur Jehann, la jeune Persiffée, la douce Tya et le sarcastique Guaril, mais malgré leurs âges disparates, il restait qu'Adevar était le plus sage. Du moins, au fond de lui il le savait ; cependant la bonne humeur ambiante avait tendance à le défaire de certaines attaches.

Ce fut avec le sourire qu'il aborda la réplique de Jehann. Ses yeux étincelaient d'un éclat amusé derrière sa chope de bière ; il lécha sa lèvre supérieure pour effacer les dernières traces de la mousse.

- T'es infernal, soupira Persiffée, grimaçant en voyant le jeune Hymolitais s'agiter inutilement.

- Jehann ? Lui ? A peine... un parangon de calme et de sagesse.

Guaril haussa un sourcil plein d'arrogance face au juron de Jehann. Ce dernier eut une moue contrariée face à l'attitude trop grand seigneur de son ami pour que ce ne fût pas feint. Adevar jeta un regard complice à Tya ; elle secoua la tête d'un air exaspéré.

- Evidemment, acquiescèrent Tya et Adevar d'une même voix, avec un hochement de tête.

- Vous n'êtes pas dignes de ma personne, de toute façon, renifla l'accusé d'un air aristocratique qui lui allait très mal.

Sa voix chevrotante et ses pas titubants accentuèrent l'effet.

- Puis-je me joindre à vous ?, demanda une voix grave.

Le rire d'Adevar se figea dans sa gorge et l'étrangla à moitié dans la bière. Il toussota derrière sa chope pour éviter une énième gêne. A peine son regard se posa sur lui qu'une chaleur s'étendit dans son ventre et accéléra les battements de son cœur. La sensation le perdait. Ses compagnons nocturnes se retournèrent.

Adevar sentit de suite le trouble de Tya et la méfiance de Persiffée. Jehann, déjà bien perdu dans les limbes de l'alcool, fit un geste de bienvenue au nouveau et Guaril montra sa nature ouverte en l'incitant à partager leur feu. Il s'accola contre un tronc d'arbre renversé et fit pendre sa main de l'autre côté, étendant un bras à l'allure ferme et musclé. Adevar ne put s'empêcher de constater le regard de Tya qui suivait la courbe d'une veine sous sa peau brune dénudée.

Il devait avouer que Ylne Ajter n'était pas le genre à faire ni chaud ni froid. C'était même le genre inverse. Son sourire en coin qui creusait ses joues de deux fossettes et sa peau brune sans imperfection, soulignant des lignes et des courbes divines lui donnaient l'allure d'une statue de maître. Mais son penchant au silence n'y était pas pour rien. La première rencontre avait eu lieu un jour plus tôt, enfin une nuit, et Adevar aurait mis sa main au feu qu'il n'était pas bavard.

- Bonsoir...

Tya sourit avec amabilité pour cacher sa méconnaissance.

- Appelez-moi Ylne, répondit le jeune homme à la marque de politesse de Tya.

- 'Soir Ylne, reprit Persiffée.

Jehann sans se préoccuper du nouveau venu donna un coup d'épaule à la jeune fille.

- J'vais t'mettre à terre Jehann, promis, grogna-t-elle.

Ses yeux d'un noir nuit fusillèrent son ainé. Bien qu'ils fussent frère et sœur, leurs dissemblances marquaient plus les esprits que leur complicité. Persiffée, elle, avait des traits typiquement calistrais. Ils étaient différents jusqu'au moindre détail de leur physique, outre la finesse de leur silhouette. Jehann avait beau être plus trapu que la plupart des Hymolitais – laplupart. Adevar avait connu de véritables montagnes dans l'empire –, il n'était tout de même pas bien gros. Adevar ricana.

- Manque pas de respect, gamine, soupira Jehann, secouant la tête de gauche à droite, désolé.

- Je manque pas de respect, je dis « bonjour » comme toute personne polie se doit ! Pas comme l'espèce de pochtron qui me sert de frère.

Guaril hocha la tête, claqua une fois dans ses mains et s'inclina du mieux qu'il put. La destinataire de cette révérence renifla et leva haut le menton en signe de provocation. Un sourire en coin taquinait ses lèvres et adoucit son air froid. Elle balaya sa longue chevelure noire dans son dos avant de jeter un coup d'œil soupçonneux au nouvel arrivant. Adevar frissonna en assistant à l'affrontement de regard. Enfin... C'était sans doute exagéré, puisque Persiffée se contentait d'étudier Ylne – certes avec un tantinet de méfiance – et qu'Ylne se contentait de poser une frêle attention sur la jeune fille.

Elle claqua sa langue contre son palet et se détourna ; Ylne ne put empêcher un frémissement des lèvres venir les courber avec malice. Apparemment, un accord tacite venait de se tisser entre eux. Sans se rendre compte de la situation, Tya s'approcha subtilement – quoiqu'un peu trop frontalement, de l'avis d'Adevar – du nouveau venu sur le camp et posa son regard sur son visage expressif. Trop expressif. Adevar sentait la tête lui tourner rien qu'à la vue de toutes les émotions qui apparaissaient et disparaissaient de son facies ; comme une mélopée muette de gestuelles, Ylne faisait transparaître chacun de ses coups d'œil, de ses sentiments et chacune de ses pensées. Et pourtant, il était paradoxalement illisible.

Comme si l'on pouvait lire sur son visage une langue totalement étrangère. Une langue que l'esprit curieux d'Adevar voulait à tout prix décrypter.

Ses entrailles se serrèrent. Il baissa les yeux sur sa chope et effaça cette volonté de son esprit. Cela ne valait pas la peine d'essayer, il n'y arriverait pas. Adevar avait beau vouloir des choses – de nombreuses choses –, il n'en atteignait que peu. Sa mâchoire se contracta sous l'effet de l'émotion désagréable. Comme une tornade brûlante, cette sensation balaya toute envie de découvrir Ylne.

Il vida d'une traite la chope de bière ; l'alcool, pas particulièrement fort, lui monta à la tête et il vit trouble un instant. Il inspira profondément pour ne pas se laisser embarquer dans les tumultes dangereux de la boisson et ainsi éviter quelque désagrément. Ses veines se gorgèrent du liquide ambrée, âpre et particulièrement délicieux. Il se leva à moitié, forçant son corps à suivre des gestes maîtrisés, pour remplir sa chope. Jehann s'était perché sur l'immense tonneau, en tailleur, et ricanait tout seul.

- Dégage, grommela Adevar, en poussant une jambe fine du bouchon qui empêchait la boisson de se déverser partout sur le sol.

Il déboucha le tonneau et une gerbe iridescente en jaillit. Des gouttes tombèrent sur ses doigts et sur la manche de sa veste. Il repositionna le bouchon et se recala contre la souche d'arbre à laquelle il était adossé depuis le début, pile en face d'Ylne. Ses yeux suivaient ses mouvements avec une attention toute particulière.

- Fais pas attention à ce nabot, déclara Guaril, il a l'alcool mauvais.

Adevar fronça le nez. Il fusilla son ami du regard avant de noyer sa colère dans la bière. Ce petit con pouvait se permettre quasiment tout ce qu'il pouvait puisque son père était l'un des généraux les plus respectés du camp. Il sentait doucement l'alcool effacer ses inhibitions. C'était aussi agréable que cela lui paraissait insupportable.

Car il ne contrôlait plus rien, pas même le minimal. Ses émotions s'échappaient de sa bouche et de son visage comme des volutes de fumée noires annonçant l'arrivée d'un feu. Il se resservit au tonneau.

- J'suis pas petit.

- Evidemment, évidemment, tu es de taille tout à fait respectable, acquiesça Guaril, un air de ne pas y toucher fiché sur le visage.

Adevar observa les gens autour de lui ; Ylne était immense, Guaril n'était pas en reste non plus, et même Tya le dépassait de peu. Il fronça le nez. Il se tourna vers Persiffée et Jehann, l'une sombre, pressentant ce qui allait arriver, et l'autre trop enivré pour se rendre compte de ce qui se passait près de lui.

- J'suis plus grand que Persiffée et Jehann !

- Ce n'est pas bien compliqué.

Le regard que lança Persiffée aurait dissuadé Adevar de tout geste pour les quelques années à venir, mais Guaril n'était pas loin des tendances suicidaires en ce moment. Enfin, c'est ce que se dit Adevar, légèrement désappointé. Ses lèvres formèrent une moue et il les trempa dans la bière. Sa langue courut lentement, récupérant les quelques gouttes accrochées à la chaire. Il attrapa le regard désapprobateur de Tya en se penchant pour se servir une nouvelle fois.

- Tu ne crois pas que ça suffit pour ce soir, Adevar ?, demanda la jeune femme, de sa voix douce.

Un grognement animal franchit ses lèvres. Ce fut sa seule réponse. Tya leva les yeux au ciel, avant de se tourner de nouveau vers Ylne. Ce dernier participait passivement à la conversation, laissant la jeune femme lui parler d'elle et s'intéresser à lui. Ses yeux traînaient vers Adevar, s'amusant de le voir aussi renfrogné. Un sourire amical jouait sur ses lèvres. Adevar l'interpréta ainsi. Il fusilla le grand jeune homme du regard et plongea dans l'océan de ses prunelles. Leur clarté se riait du feu et les quelques flammes parvenant à leur hauteur ne faisait que les embellir davantage. Adevar comprenait parfaitement ce que lui trouvait Tya. Et ça le mettait en rogne. Il toucha le bouchon d'un doigt, se pressant de remplir sa chope, lorsqu'une main agrippa son poignet.

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