Chapitre 1 : Un éclat dans la nuit - Partie 3.

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Adevar tut sa respiration, ferma les yeux et pour plus de sureté barra son visage de son avant-bras. Il savait qui était là, il le sentait. Kashj approchait, en compagnie d'un homme dont il ne reconnaissait ni la voix ni les bruits de pas.

Il resta là, en silence, à écouter venir les deux hommes – il lui semblait distinguer deux êtres masculins par-delà les tentures de son intimité. Qu'essayait-il de faire au juste ? D'espionner des gens qui venaient dans sa direction ? Ils n'étaient sans doute pas là par hasard, puisqu'il avait placé sa tente loin du reste du troupeau, et que tous ici savaient où il résidait.

Enfin, Kashj le savait au moins. Les mots qu'ils échangeaient ne lui parvenaient pas. Bien que sa paresse lui soufflât tendrement à l'oreille de se rendormir sans s'en préoccuper davantage, sa curiosité l'en empêcha. Il attendit ce qui lui sembla une éternité avant que les deux ne se posassent près de sa tente. Adevar compta jusqu'à cinq avant de sortir de sa tente.

Il fit fi de sa tête qui devait être désastreuse et obéit à cet instinct immuable qui lui ordonnait de voir ce qui se passait dehors. Ses yeux rencontrèrent immédiatement deux orbes bleus, auréolant le ciel de couleurs chatoyantes. Interdit, il observa le phénomène.

- Bonsoir Adevar, bien dormi ?

- C'est déjà la fin de l'année ?

Les deux lunes de leur Monde illuminaient le ciel de leur teinte particulière. Elles prenaient toute deux des reflets bleutés à la fin de l'année, le dernier soir du dernier jour. Puis, au petit matin, le Monde était passé à un autre jour, à une autre année. Le phénomène inexplicable rythmait leurs vies. Adevar avait toujours trouvé cela magnifique. Et encore une fois, il laissa l'enfant en lui s'émerveiller de la beauté de la nature. Il laissa celui qu'il n'était plus se trouver minuscule face à l'immensité de l'Univers, car quelques temps plus tard, il ne pourrait plus y penser.

Les lunes jetaient leur couleur sur tout le paysage alentour. Kashj avait le teint pâle et attrapait particulièrement bien les rayons céruléens. Sa chevelure foncée, oscillant entre le noir et le bleu foncé, brillait de mille feux. C'était un spectacle sublime et Adevar ressentait toujours une puissante admiration pour son maître lorsque ce dernier se parait des couleurs du ciel. Ça avait quelque chose de fantasmagorique, irréel et onirique qu'il ne retrouvait nulle part ailleurs.

Un sourire éclatant joua une mélodie silencieuse sur ses lèvres et il se coula juste devant la tente, appuyé contre un arbre pour soulager son dos qui compensait le manque de mobilité de son torse. Pour une fois, il se sentait apaisé. Complètement lui-même et presque heureux. Il vivait plus qu'il ne survivait.

Ce fut à l'acmé de sa plénitude qu'il remarqua enfin – à moins qu'il n'eût pas voulu le voir... - l'inconnu posé avec nonchalance contre le tronc d'arbre récemment occupé par Kashj. Il tressaillit en sentant son regard scrutateur posé sur lui. L'inconnu l'observait, de ses yeux trop bleus. La silhouette se découpant dans le bleu de la pénombre lui frappa la poitrine et lui rappela le champ de bataille et l'enfant qu'ils avaient sauvé. Enfin, que l'inconnu avait sauvé.

Une prise de conscience le figea sur place et le fit oublier toute sérénité. Il se tourna vers Kashj, avec qui il avait l'habitude de discuter, plus qu'avec l'inconnu dont il ne connaissait même pas encore la voix.

- Il va bien ?

- Qui ça ?, demanda Kashj, un sourire en coin au bord des lèvres.

- L'enfant, le petit garçon qui s'est... (Il fronça les sourcils, la perplexité revenant à la charge.) perdu ? sur le champ de bataille. A-t-il retrouvé ses parents ?

L'inconnu sourit, avec une douceur sans pareille ; le geste réchauffa le cœur d'Adevar sans qu'il n'y fît rien et il se sentit rassuré. Il espérait cependant que l'inconnu ne fût pas un de ces sadiques qui riaient à la mort d'un gosse... Adevar aurait pu mettre sa main au feu qu'il n'était pas comme ça. Il le sentait dans ses tripes.

- Oui, il va bien. Quelques égratignures, mais rien de très grave. Il a été d'un courage hors-norme.

Sa voix. Adevar frissonna au timbre de sa voix, à sa tessiture un peu cassée, à son accent chantant. Elle vibrait au rythme de ses mots. Et cette voix... Adevar trouvait qu'elle sentait très abstraitement le sel et le voyage. L'effet qu'elle lui fit le déstabilisa. Ce n'était qu'une voix, après tout ? Mais sa douceur et son timbre profond s'encra en lui et ne bougea plus, produisant sur son corps une nuée de chaires de poule. Il déglutit.

- Tr-Très bien... On... (Il capta en périphérie de son regard celui de Kashj qui brillait d'amusement.) On sait pourquoi il était là ? Que faisait-il en plein milieu de ce massacre ?

Il raffermit sa prise sur sa voix pour contenir son émotion débordante. Elle ne transparaissait pas d'habitude, avec autant de force. L'homme était perturbant. Peut-être était-ce la fatigue qui émoussait son contrôle... enfin le peu de contrôle qu'il avait sur ses sentiments. Les yeux de l'inconnu, dont il ne connaissait toujours pas le nom, se posèrent avec légèreté sur les lignes de son visage. Ils semblaient l'observer, détailler chaque parcelle de sa peau et de son âme à travers son propre regard.

Adevar faussa compagnie à ces prunelles joueuses ; il se décala légèrement, peu à l'aise. Une douleur diffuse le fit contracter les muscles de sa gorge. Kashj vit évidemment le geste mais choisit de n'en faire rien. Il se pencha vers son élève et lui tendit une main fine. Adevar essaya d'oublier la gêne qui le prenait d'être aussi infirme face à l'homme solide comme un roc qui le dévisageait toujours. Il saisit la main offerte et s'en aida pour se relever.

Pas très lourd, il devait tout de même admettre que Kashj possédait une force hors-norme dans un corps si frêle.

- Le bambin voulait rejoindre sa mère..., soupira ce dernier, en jetant un coup d'œil ennuyé vers le gros du campement, il n'a pas dû comprendre véritablement la situation, sans quoi il serait resté avec son père, pour s'occuper de sa jambe brisée. Enfin, j'imagine. Je ne me souviens pas de l'époque où j'étais enfant.

- Vous n'avez pas l'air si vieux que ça, avança l'inconnu avec un sourire mordant ses joues brunes.

Kashj haussa un sourcil aristocratique et échangea un regard complice avec Adevar ; ce dernier riait silencieusement. « Avoir l'air » étant l'expression la plus importante de la phrase. L'inconnu surprit l'échange, se douta Adevar, à la vue de son sourire agrandi, mais il ne fit pas de commentaires. Au contraire, son visage s'apaisa de toute tension en les fixant.

Le jeune homme continuait de le trouver étrange... Il avait tant de... prestance et de charisme, en restant si simple et amical. Il ne ressentait aucun orgueil ou mépris émanant de lui, juste beaucoup de douceur et de bienveillance. Dans un milieu aussi brutal que celui dans lequel Adevar vivait, c'était particulièrement bizarre, presque incongru.

- Certes, certes. Comment vas-tu, Adevar ? T'en remets-tu ?

- Ça va... Je serai vite sur pieds, comme d'habitude, sourit-il, mais vous... Que s'est-il passé ?

Kashj, sentant venir la discussion, s'assit en tailleur, face à son élève. D'un coup d'œil, il enjoignit l'inconnu à faire de même. Il s'exécuta de bonne grâce, gardant ses distances néanmoins. Ses épaules frappèrent doucement l'écorce noueuse de l'arbre millénaire et son torse s'affaissa. Même si au fond de lui il le savait, Adevar s'étonna de le voir se détendre ; la contraction de ses muscles lui avait échappé.

- Je pense que tu as trop forcé sur tes réserves ; ceci étant que je ne vois pas ce qui a changé depuis le dernier assaut des pro-armées. Il est possible que cette attaque ait donné lieu à de nombreux massacres. Cela expliquerait ta fatigue émotionnelle, même je ne t'avais pas vu si épuisé depuis... la première fois.

Adevar hésita à rougir à ces propos ; cette manie à ne pas savoir contrôler ses émotions le mettait toujours en position de faiblesse avec son maître, si sûr et si calme dans toute circonstance. Bon, il fallait cependant avouer que cela conférait à l'entourage de Kashj une éternelle méfiance ; la seule personne à s'en être débarrassée étant mille fois pire était Sérianifé.

Il se remémora la scène et ses sens lui rappelèrent combien les émotions si facilement communicables de l'inconnu aux cheveux bruns l'avaient percuté. La détresse, puis le soulagement et la peur procurés par le sauvetage de l'enfant l'attint aussi et il fronça le nez. Cette pléiade de sentiments lui plaisait moyennement, d'autant plus qu'il n'était pas le premier à s'enticher de n'importe quel enfant ou adulte.

Le souvenir de l'adorable bouille de l'enfant, rassuré entre les grands bras de l'inconnu, adoucirent ses pensées ; la perplexité en revanche ne le quittait toujours pas. Il n'y avait pas pensé la première fois, mais l'idée que l'inconnu fût un montagneux était tronquée, puisque la peau brune corrélait peu avec la température des glaces des Montages. Alors, d'où venait-il ? Et comment s'appelait-il, nom de l'Être !?

Le juron le glaça. Adevar baissa la tête et rougit définitivement en sentant l'atroce culpabilité le ronger. Il pressa ses mains l'une contre l'autre, ses doigts droits reposant sur ses phalanges opposées, et il s'excusa maintes fois auprès de l'Être Originel.

La prière confessionnelle étiola la réalité autour de lui, les deux hommes, la douleur lancinante de son torse et la guerre intestine. Il se barricada dans son esprit et inspira profondément. Il devait calmer les battements de son cœur et gérer mieux que cela les sentiments qui l'envahissaient et qu'il ne pouvait nommer. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Evidemment, son entièreté émotionnelle n'était pas nouvelle, mais une nouveauté le glaçait profondément.

L'inconnu faisait sonner son instinct, qui lui dictait de le connaître plus profondément. Il ne savait pas qui il était mais la puissance de l'homme frisait le surnaturel ; bien qu'il le côtoyât régulièrement, sa blessure témoin, Adevar appréciait peu cette manière d'exister et de devoir composer avec des particularités étranges et peu naturelles.

Et l'homme faisait vibrer ses antennes à ennui, autant qu'il paraissait profondément bon. Adevar avait appris à écouter son instinct, particulièrement sensible et nerveux. Cette composante rythmait même sa vie et dictait ses faits et gestes, d'une telle manière que parfois il n'avait plus l'impression de s'appartenir. Mais... la caractéristique l'aidait à appréhender la vie et lui offrait une parade à sa fragilité sentimentale handicapante. Dans tous les sens du terme, il permettait de gérer avec réussite les relations avec les autres, ce que ses amis les plus proches, du moins ce qui s'en rapprochait le plus, ne parvenaient pas à faire.

- Adevar ? Je te parle, apprenti maladroit.

Que disait-il déjà ? Ce dernier mordit sa lèvre pour obstruer à un rire naturel. Il papillonna des paupières et tourna la tête pour émerger des considérations internes finalement peu importantes. Son regard fondit dans celui de l'inconnu, qui continuait de le dévisager avec passion. Il plongea droit dans l'océan serein des prunelles. Son cœur frappa d'autant plus contre ses côtes. Il soupira. Foutu corps et foutue tête. Il détourna le regard.

Et reçut un taquet à l'arrière du crâne.

- Aïe !

- Ecoute-moi quand je te parle, Adevar.

- Je vous écoute !, protesta le concerné, feintant l'outrage.

Il se frotta la tête, ébouriffant sa chevelure déjà peu ordonnée. Cependant, un sourire forcit ses joues et les yeux de Kashj brillèrent un peu plus. Le maître s'étira, félin et suave, et cala le creux de son coude dans l'affleurement d'une roche. Son muscle tendu sous sa peau brodait un joli relief sur son bras et accentuait la nonchalance de l'homme. Les lunes rendaient ses traits plus coupants et incisifs, mais, inversement, lui donnaient une douceur peu commune.

Adevar sourit avec sérénité et arqua soudainement la tête. Sa jugulaire pompait le sang, battait contre la peau fine de sa gorge. La douce lueur des deux lunes miroitait lentement sur le velours de ses joues et jouait avec les angles des arrêtes de son nez et les reliefs de ses lèvres. Il aimait ce paysage, cet événement annuel qui ne manquait jamais l'émerveiller.

- Au fait, commença-t-il, entrouvrant une paupière, sentant que l'on bougeait à côté de lui.

L'inconnu se plaçait au sol pour observer lui aussi le phénomène. Il s'étala sur le sol, oublieux des traces de terre qui maculeraient ses habits étranges. Sa poitrine large se soulevait lentement et s'abaissait au même rythme. L'image de cette homme calme contribua au calme frais qui l'envahissait. Cet instant, Adevar le vit se dessiner et se graver dans sa mémoire.

- ... Comment t'appelles-tu ?

L'homme eut un sourire amusé ; Kashj secoua doucement la tête, toujours moqueur lorsqu'Adevar traçait ses mots ampoulés avec autant de grossièreté que s'il les avait taillés à la serpe. Il ne pouvait s'en empêcher...

- Ylne. Ylne Ajter.

Court, le prénom était très doux et plein de saveurs orientales ; lui aussi avait le goût du voyage, trouva Adevar, en référence à ses yeux semblables à un lagon paisible. Il posait enfin un nom sur cet homme qui résonnait en lui.

- Enchanté Ylne Ajter ; heureux de vous connaître, plaisanta-t-il, je m'appelle Adevar.

Sans répondre, l'inconnu - maintenant Ylne - arqua simplement les lèvres et fit rouler sur celles-ci le mystère qui l'entourait. La beauté de cet homme sans origine réchauffa agréablement Adevar.

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