Chapitre 1 : Un éclat dans la nuit - Partie 2.

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- Ah ! Bordel..., jura-t-il en serrant les dents.

- Langage, Adevar.

La froideur du ton lui fit plus mal que l'alcool apposé sur la plaie rougissante. Son maître restait calé à son arbre, le toisant de loin. Il assistait aux premiers soins que lui prodiguaient la guérisseuse du camp. Adevar scruta son visage impassible à travers les pans de toile de la tente ; bien qu'illisible pour la plupart des mortels de ce campement et au-delà, lui savait bien que l'agacement commençait à prendre le pas sur sa sérénité. Son maître n'était pas l'homme le plus patient des Mondes... surtout le concernant.

Une grande balafre couvrait sa peau à vif, du pectoral droit à son flanc gauche. La blessure suintait salement et Adevar sentait la fièvre le gagner peu à peu. Il avait l'avantage de résister aux blessures mortelles et de s'en tirer avec une révérence mais il devait bien avouer que le saligaud qui lui avait arraché la peau n'y était pas allé de main morte. Il était épuisé.

- Oui... Langage, Adevar.

Il serra les dents et évita de croiser le regard de la femme qui venait de prononcer ces mots, jugeant qu'il ne faisait pas bon vivre de lui sauter à la gorge... La douleur décuplait sa sensibilité naturelle, mais il n'avait jamais réussi à vivre tranquillement avec Sérianifé. Elle était trop... Il se mordit la lèvre inférieure et des éclats blancs altérèrent sa vision. Il ferma les yeux et inspira profondément pour s'empêcher de gémir. Les plantes médicinales destinées à engourdir ses chaires n'étaient pas assez puissantes pour lui faire oublier l'aiguille en train de le recoudre.

Il baissa les yeux vers son torse ; ce n'était pas beau à voir... il supputait que la cicatrice qui resterait non plus. Un juron borda ses lèvres mais il le retint juste à temps. Pas qu'il eût quelque scrupule à désobéir à Sérianifé, mais le visage de Kashj le dissuada d'esquisser le moindre geste de rébellion. La pâleur de son teint parlait pour lui. Et Adevar ne pouvait nier qu'il avait une grande responsabilité dans ce malheureux accident... Enfin, s'il écoutait son tempérament le plus sombre, il accuserait également l'inconnu aux yeux clairs et l'enfant qui n'avait rien à faire sur un champ de bataille.

Mais son maître s'en fichait assez. Et si Sérianifé pouvait l'enfoncer, elle ne s'en privait pas, ce qu'il pouvait comprendre, sans parler du fait qu'il aurait eu la même réaction, si la dame s'était jetée comme eux tous dans la guerre qui faisait rage depuis des années. Mais elle ne l'avait pas fait et était restée en retrait, avec les replis, pour diriger les assauts de l'arrière.

- Je suis désolée... ça risque de faire mal, déclara la guérisseuse penchée sur son torse.

Adevar n'eut le temps de prononcer une réponse qu'une indicible douleur percuta sa chaire et la rongea. Un cri de souffrance franchit cette fois la barrière de ses lèvres. Ses yeux se révulsèrent et il ne réussit pas à rester appuyer sur les coudes ; son corps convulsé s'écroula sur la couchette de sa tente et des larmes brûlèrent ses yeux. Un feu puissant s'enfonça dans sa poitrine et dévora tout. Avec une pince stérilisée, la guérisseuse farfouillait à l'intérieur de lui pour récupérer il ne savait quoi. En même temps, elle offrait à sa plaie quelques gouttes d'alcool – sans doute pour lui permettre de se détendre un peu.

Il se mordit violemment la langue et un goût métallique se déposa sur son palet crispé. En réalité, l'intégralité de son corps convulsait, tandis qu'il essayait de le maintenir figé pour éviter à la pince de rentrer plus profondément dans ses chaires. En même temps, il contrôlait les flux de son énergie pour éviter de s'enfuir très loin de la douleur infâme que lui produisait la présence du corps étranger et l'alcool.

Des étoiles dansèrent devant ses yeux, fées narquoises qui jouaient sur les cordes de sa douleur. Instinctivement, il contracta les abdominaux pour dégager la pince de son ventre mais elle ne bougea pas et, au contraire, s'aventura dans ses entrailles plus loin encore que quiconque. Un râle rauque fit irruption dans la scène silencieuse tandis qu'une goutte de sueur coulait sur son visage, prémices d'une mauvaise fièvre.

Il se noyait dans la douleur et ne parvenait à percevoir de la réalité que quelques bribes abstraites. Un sourire presque sadique – Sérianifé sans doute, songea Adevar avec aigreur, dans un sursaut de conscience –, des paroles basses, une tension inquiète et une concentration toute professionnelle de la part de la guérisseuse qu'il aurait bien étripé s'il en avait eu la force.

Il revoyait en boucle l'attaque absconse qui avait conduit à cette douleur ; pas de visage, juste un combattant qui avait percuté son plastron jusqu'à le briser. Adevar n'était même pas sûr que ce fût possible. Il avait fissuré puis détruit un morceau d'acier en un seul coup. La force de son adversaire l'avait terrassé au point où il n'avait pu que chuter à ses pieds, des côtes cassées. Sa lame avait dessiné une courbe sanglante sur son torse, violente mais pas assez pour le tuer. Puis le noir complet.

Et il s'était réveillé dans sa couchette. Dans sa tente. Le combat avait cessé, une nuit auparavant. Un bandage parcourait son torse fin et comprimait la blessure. La blessure qu'on charcutait à présent, devant les yeux de son maître qui, s'il avait sans nul doute fait l'effort de lui sauver la vie alors qu'on venait quasiment de le couper en deux, n'avait aucun problème à l'observer se tordre de douleur. Il devait même considérer cela comme une punition acceptable pour son manque de concentration. Et Sérianifé devait trouver cela particulièrement jouissif.

Son cœur battait trop fort pour que ce fût naturel. Il gémissait à en perdre la tête et ses propres sons se répercutaient sur les parois de son crâne pour le rendre fou. Il ne pouvait bouger, mais ses membres n'en faisaient qu'à leur tête, si bien que deux assistants l'avaient plaqué au sol et obligé à rester immobile. Les mots qu'il sortait étaient dictés par la douleur et la fièvre.

La pince arracha quelque chose. Il hurla. La guérisseuse tira d'un coup sec et tout son corps se tendit. Un énième râle effleura ses lèvres mais sa gorge était si sèche qu'il ne sortit pas. La pince sortit de son abdomen et toute la pression accumulée reflua en même temps. Il s'écroula, les yeux troubles, les larmes et la salive se mêlant.

Les derniers instants se déroulèrent comme dans un rêve. Il sentit à peine l'aiguille recoudre la plaie et l'alcool être versé pour la désinfecter. Les quelques mots échangés par-dessus sa tête ne lui parvinrent qu'à travers un voile obscur et même ceux qui lui étaient adressés ne provoquèrent que des grognements d'animal. Son souffle se calma doucement, et il sentit son pouls retrouver sa régularité. Des sueurs traçaient toujours des sillons humides sur sa peau brune mais il avait moins chaud.

Cela faisait vingt ans qu'il combattait les troupes de l'armée et du traître au front, mais jamais blessure ne lui avait provoqué pareille souffrance. Le colosse, sans doute mort à l'heure qu'il était, n'y était pas allé de main morte. Il n'était pas mort, mais pas de grand-chose, à la sensation de la profondeur de la blessure. Adevar pouvait remercier le ciel, l'Être Originel, et sa nature profonde pour avoir survécu.

Pas capable de penser à autre chose qu'à ses prières, tant son esprit était embrumé, il se laissa doucement entraîner dans un sommeil profond. Il aurait le temps de culpabiliser plus tard. De se morigéner et de se détester.

- Laissez-le dormir, murmura une voix, très lointaine.

Adevar papillonna des paupières, luttant pour entendre la conversation, mais la guérisseuse s'en fut avec Kashj et Sérianifé. Il sentait une présence près de lui. Sans doute un assistant-guérisseur. Il tourna la tête et lutta pour ne pas montrer de signe de douleur tant les courbatures de sa nuque le tiraillaient. Mais la seule chose qu'il put apercevoir fut deux perles d'un bleu nacré, trop claires pour qu'elles appartinssent à un Calistrais. Et il sombra dans l'inconscience.

Lorsqu'il se réveilla, longtemps après, il était seul et désorienté. La bouche pâteuse et les yeux secs à cause de la température étouffante dans la tente, Adevar ne savait plus bien où il était. Mais le plus compliqué dans cette affaire somme toute banale était qu'une impression de vide persistait dans son cœur, si grande qu'il en avait mal. Son esprit tâtonnait ses derniers souvenirs mais il ne voyait aucune raison à cette sensation d'abandon déstabilisante.

De plus, son torse le tiraillait toujours avec vigueur et il soupçonnait Kashj d'avoir demandé à la guérisseuse de le torturer plus que nécessaire pour lui faire comprendre son erreur sur le champ de bataille. Pas besoin d'ennemis avec des proches comme ceux-là : ils semblaient tous si volontaires à la tâche de lui causer des ennuis.

Il tira son épaisse mèche de cheveux de miel en arrière pour dégager sa vue et déterrer sa mine humaine. L'obscurité autour de la toile de tente indiquait une soirée paisible, bien que très chaude, et quelques chuchotements lui parvenaient sans qu'il les comprît. La pression accrut dans son ventre et il espéra que les pertes n'étaient pas trop nombreuses. Sa lèvre se retrouva rouge sang à être mordillée de la sorte, geste machinal qu'il ne pouvait contrôler lorsqu'il stressait.

Il se rallongea sans grâce sur sa couchette et un éclair de douleur fendit son torse ; un gémissement monta à ses lèvres et des larmes gorgèrent ses cils d'eau salée. Il se passa une main lasse sur le visage pour effacer les traces de sa faiblesse et détourner son attention de la culpabilité qui le prenait aux tripes. Il aurait dû être mort à l'heure qu'il était...

Alors que d'autres, sans doute plus méritants, plus courageux, plus puissants, avaient péri. Il ne méritait pas ce métabolisme, ni ce maître qui veillait sur lui constamment. Il ne méritait rien de tout cela et la bataille en témoignait. Un enfant avait failli mourir, était peut-être mort pour ce qu'il en savait ! Comme l'inconnu. Bah... pour lui il ne se faisait pas de mouron, sa capacité au combat égalait sans doute celle de Kashj.

La réminiscence de deux prunelles azur au milieu des limbes de son esprit en miette le figea. Les mêmes qu'au milieu d'un champ écarlate, les mêmes qui transmettaient tant de sentiments et qui creusaient la souffrance d'Adevar en les exprimant avec tant de facilité. Il les avait revues. Mais où ? Sans doute dans sa période de conscience, tandis qu'il se faisait soigner... ou était-ce encore un mensonge de son esprit ? Pour ce qu'il en savait.

Il se reconcentra sur son idée première, désireux de souffrir pour avoir survécu. Ses lèvres exhalèrent un souffle court, brûlant. L'émotion ne le quittait jamais, celle d'être un imposteur, un menteur, de n'être pas à sa place ici ; qui était-il, après tout, lorsque l'on considérait toutes les options ? Kashj était mille fois plus charismatique et puissant que lui, Sérianifé avait tant de volonté et de persévérance, bien qu'elle en fît mauvaise usage, qu'elle pouvait déplacer des montagnes rien qu'avec son esprit ; sans parler de sa condition de fille du Prophète.

Rien. Il n'était rien en fait. Ni beau comme Kashj, ni doué au combat, ni manipulateur. Encore moins comme Sérianifé, il n'avait aucune ascendance digne de ce nom, et était tellement peu à l'aise avec lui-même qu'il se voyait mal imposer une volonté... dont il n'était même pas sûr ! Cette histoire était une vaste plaisanterie !

Il fronça le nez, luttant pour retenir des larmes qui menaçaient de tomber depuis des années. La blessure qui cicatrisait lentement – bien que beaucoup plus rapidement que chez la plupart des gens – ouvrait paradoxalement des plaies enfouies bien plus profondément en lui. Les digues menaçaient de se briser d'un instant à l'autre ; il ne pouvait plus. Il n'arrivait plus à faire face. La guerre avait brisé son enfance, terrassé son adolescence, et elle prévoyait de détruire son futur. Il ne pouvait le supporter. Son souffle était bien trop irrégulier et la pression qu'il éprouvait sur son abdomen le fauchait lentement.

L'angoisse se mêlait à la frustration et au dégout, créait une réaction particulièrement explosive au contact de sa peur et de sa culpabilité, tarissant son souffle et enflammant ses joues. Il s'apprêtait à s'enfoncer délictueusement dans la pénombre la plus totale lorsque des bruits de pas résonnèrent tout proche de sa tente, accompagnés de chuchotements.

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