Chapitre 1 : Un éclat dans la nuit - Partie 1.

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- An 376 -

Le sang pulsait à ses tempes comme un tempo qu'il devait suivre à tout prix et ses mains, membres qu'il voyait de l'extérieur de son corps, à l'instar d'un songe, bougeaient toutes seules. Une odeur métallique flottait constamment sur le champ, effluve s'envolant dans le vent bruyant d'un entre-deux de saison. L'origine de cette odeur provenait des taches sombres et gluantes qui imprégnaient le sol martelé et labouré par les centaines de pieds. Des pieds rythmés, incessants, nerveux.

Adevar sentait avec une précision presque chirurgical son estomac se secouer, de haut en bas, le long de son œsophage, jusqu'à son colon. Parfois, son cœur remontait jusqu'à ses lèvres avec la volonté de jaillir loin de lui pour tacher à son tour le champ de son essence. Un champ qui aurait pu nourrir des milliers de bouches s'il n'avait pas été perclus par la mort.

D'un mouvement du poignet, il trancha une main qui tentait de lui arracher la vie. Le hurlement qui résonna à ses oreilles et brûla son esprit se perdit dans le chaos de tous les autres du champ de bataille. Il n'avait pas le temps de se perdre en émotion. Le sang tacha son visage en un éclat solitaire, dévorant les pores de sa peau, lorsqu'il enfonça avec une brutalité sauvage sa lame dans le ventre de son adversaire. Ses yeux se vidèrent, à l'instar de ses tripes se déversant sur le sol, et Adevar se détourna du mort avant de parer une autre attaque.

Deux cadavres. Deux survivants. Un autre combat à mort. Encore. Et encore. Jusqu'à ce qu'un des deux camps ne fût en perte d'effectif. Que le hasard ou le talent d'un épéiste prissent le dessus sur l'un ou l'autre. Jusque-là, jusqu'au repos, il fallait tenir et ne pas compter les gouttes de sang qui vomissaient leur couleur sur le sol et les armes.

Il répéta l'enchaînement, appris des années plus tôt, avec une instinctivité toute mécanique. Il voyait les hommes devant lui, alors que d'autres n'apercevaient que l'ombre des vaincus, et chaque expression morbide lui arrachaient des larmes supplémentaires.

Il devait survivre. Survivre. Mais pourquoi, déjà ? A quel prix ? Son instinct lui dicta de se retourner pour échapper une énième fois à un coup mortel. Il virevoltait, certes avec moins de grâce que Kashj, mais son entraînement avait rendu léger chaque mouvement de bras et chaque jeu de jambes. Il devait survivre. Même si pour cela il devait tuer. Un sanglot écrasa sa poitrine lorsqu'il tua un jeune homme, encore enfant, qui ne devait pas avoir beaucoup de vie à défiler devant ses prunelles mortes.

Il ferma les yeux pour lutter contre le sentiment qui l'étreignait et, alors qu'il venait de déposer ses cils supérieurs sur les inférieurs, il entendit un rugissement digne d'une bête féroce qui hurlait son prénom. D'un coup, un courant d'air glacial souffla tout près de son oreille, puis le silence, et un corps s'écroula à quelques pas de lui, lourdement. Kashj venait de frapper, allégorie vivante et respirante de la mort elle-même. Silencieux, cruel, omniscient. Son maître posa ses doigts fins sur son épaule et serra très fort son muscle et ses os pour lui faire ouvrir les yeux. Il sentait pendant ce temps, les pieds de l'homme qui quittaient le sol pour frapper deux soldats en même temps, en pleine poitrine. Il les fit reculer brutalement, leur fit perdre leur équilibre en un mouvement fascinant auquel Adevar ne voulait pas assister et les deux se firent piétiner par la cohue alentour.

Deux hommes de moins dans le camp adverse. Deux cadavres de plus à accueillir pour l'Être Originel. Adevar ouvrit les yeux après une énième bouffée de cet air putride et entreprit de s'habituer une énième fois à l'horreur du spectacle. Kashj le sermonna d'un regard à peine posé et s'enfuit pour aider d'autres hommes perdus dans la bataille. Son maître était un véritable armement, à lui seul il pouvait détruire un régiment et faire périr des dizaines d'hommes. Il était une arme, une machine de guerre, qui lui avait tout enseigné.

Adevar tentait de se concentrer sur ces pensées, certes futiles, mais qui lui permettait de se reposer sur sa capacité mécanique au combat, empli de recul et d'une sérénité feinte, que lui avait offert Kashj. Mais il haïssait cette façon de combattre, tant elle lui enlevait son humanité. De tout manière, avec lui, toujours bourré de sentiments et d'émotions contraires et envahissants, cela ne durait jamais longtemps. Son instinct toujours fertile lui arracha un sursaut de pleine conscience et remit son esprit droit en corrélation avec le champ de bataille.

Il hoqueta en sentant sa main, à la garde de son épée, pénétrer le ventre solide d'un soldat ennemi qui devint marionnette au bout de ses doigts tacheter de sang. Une bile acide passa en un filet discret le bord de ses lèvres et goutta jusqu'à son menton. Une larme vint la rejoindre rapidement, tandis qu'il s'écartait du corps et tournait la tête vers sa droite, mué par cette impression de déjà-vu. Sa vision performante visa de suite le corps d'un petit garçon qui menaçait d'un instant à l'autre de se faire décapiter.

Il serrait son poing, terrifié, les larmes baignaient ses joues. Le sang d'Adevar ne fit qu'un tour et il traça une tranchée sanguinolente dans les rangs ennemis pour parvenir au bambin. Que faisait-il là ? Il répondrait à cette question plus tard. Adevar s'avança le plus vite possible, le cœur battant terriblement. Il ne voulait pas assister à une autre mise à mort d'un enfant, la dernière en date était encore trop fraîche dans son esprit pour le permettre.

- Eh !, hurla-t-il au porteur de hache ennemi qui la balança droit vers le cou du petit.

Sa gorge sembla s'ouvrir en deux tant les cordes vocales vibraient. Le son qu'il fit parut si intense à ses oreilles qu'il fut obligé de s'arrêter un instant, déstabilisé par son propre hurlement. Mais cela suffit à arrêter le tranchant de la hache, juste au niveau de l'oreille du petit. Pas longtemps, cependant. Le porteur de hache eut un sourire sadique et prit de l'élan.

Le désespoir d'Adevar creva le silence qui s'était fait à ses tympans et il courut. Ses jambes hurlèrent à la mort et ses pieds saignaient. Il n'arriverait pas à temps. Adevar sentit un sanglot impuissant le traverser tandis qu'il tombait à genoux, glissant sur la boue brune. Son plastron lui rentra dans les côtes et il en eut le souffle coupé. La hache s'abattit dans un bruit sourd. Adevar garda les yeux ouverts, pour se punir de n'être pas arrivé à temps pour sauver un enfant.

Un épais tissu semblable à un cordage arrêta la courbe de la lame. La couleur bleu clair tranchait avec le rouge du paysage. L'enfant éclata en sanglot, anéanti de tension. La lame, luttant pour tracer les derniers mouvements jusqu'au crâne de l'enfant, s'était arrêtée juste devant son nez morveux.

Le soulagement combattait la perplexité en lui, à l'instar d'une scène miniature de ce qui se déroulait autour de lui. Il n'avait jamais vu cette arme ici... peut-être l'œuvre d'un armurier hymolitese, ou un montagneux... s'il se fiait à la carrure large de l'homme qui venait de l'employer. Mais le sang ne fit qu'un tour dans ses veines et il se rua en avant, projetant une immense force contre le centre de gravité de l'homme à la hache. Il profita de l'instant stupéfait de l'ennemi pour lui régler son compte. Son épaule percuta une côte qui se brisa en un craquement sec tandis que l'homme au cordage forçait un peu sur son tissu pour ramener la hache au nez de son possesseur. La hampe en bois fracassa les naseaux de l'ennemi avec brutalité et un flot de sang noir jaillit. L'ennemi tituba, aveuglé par les gerbes de vitalité.

A leurs côtés pleurait toujours l'enfant tremblotant. Adevar le fixa, un peu désemparé de sa présence ici. D'un mouvement de poignet il planta l'abdomen d'un autre soldat qui allait le décapiter par l'arrière. Son sang se mêla à la sueur sur sa chemise dévoilée par le plastron en ferraille. Il réprima un haut-le-cœur nerveux et chercha à se concentrer sur la scène pour éviter de vomir. Autour d'eux se battaient des centaines d'hommes qui étaient amis des années plus tôt. Adevar secoua la tête. Concentration.

Le grand homme au cordage bleu terminait l'autre à la hache d'une souple pression sur sa gorge. Ses yeux d'un bleu particulièrement clair pour un Calistrais s'assombrirent en voyant le corps chuter avec grâce sur le sol. Sa poitrine se soulevait lentement, comme s'il était blessé. Il suivit la courbe de l'horizon du regard et ses sourcils se froncèrent légèrement. Adevar se fit la réflexion que personne ne faisait mine de vouloir l'approcher, tant le charisme suintait de ses pores.

Adevar se sentait particulièrement intimidé par sa prestance, pourtant bienveillante. La preuve était qu'il s'abaissa à la hauteur de l'enfant et lui caressa la tête. Adevar ne savait que faire... Les replis qui pouvaient récupérer l'enfant étaient si loin... Et les ennemis si nombreux et si bruyants. Il fendit en deux, tournoyant sur lui-même, un homme d'une trentaine d'années qui tentait de s'approcher. Le sang lui montait à la tête, accompagnant la pression de l'angoisse.

D'un coin de l'œil, il observait le duo qui se cherchait. L'enfant paraissait à la fois subjugué et méfiant. Adevar ressentait exactement la même chose. Il n'avait jamais vu cet homme sur le campement. Et il pouvait se vanter de connaître toute personne y résidant. Il se creusa la joue tout en se creusant la tête. L'excitation crispait son ventre et rugissait à l'intérieur de lui. Il ne pouvait laisser cet enfant au milieu d'un champ de bataille avec un homme qu'il n'avait jamais vu et qui s'abaissait à lui comme s'ils n'étaient pas en pleine guerre ! Adevar hallucinait.

Il se rapprocha de l'étrange duo tout en maintenant une constante pression oculaire sur ce qui les entourait. Le sang bouillait en ses veines et brûlait sa chaire à vif. Il dévisagea rapidement l'homme et remarqua les traits fins de son visage serein et deux prunelles azur. Parfois, le regard venait jusqu'à lui, le dévisageait puis retournait à l'enfant.

- Qu'est-ce que tu fais ?, demanda Adevar en repoussant une énième attaque, la voix tendue.

Il commençait à faiblir et sa survie ne tenait plus qu'à son instinct et à la mécanique de ses bras. Il tremblait de tout son corps et l'angoisse de tenir entre ses mains la vie d'un enfant malmenait son calme. L'inconnu passa le tissu à un anneau à sa ceinture. Il saisit l'enfant sous les aisselles et le cala contre lui pour le protéger. La nervosité rongeait Adevar.

Un éclair passa dans les yeux de l'homme et d'un coup, Adevar se retrouva avec le bambin dans les bras, derrière une montagne de muscles. Si rapide qu'il ne pût le voir, l'inconnu venait de décoller la mâchoire d'un attaquant d'un coup de pied sec. Il sentit une résistance et se retourna une seconde fois pour lui adresser un regard. L'assaillant se tenait toujours debout, le front haut. Adevar fronça les sourcils ; l'inconnu venait-il de le défendre ? Sans le connaître ?

En un instant, le tissu fut entre les mains de son possesseur et il le lança comme un lasso autour de son adversaire. Le nœud coulissant frappa la carotide. Le cordage raffermit sa prise sur la gorge de sa victime. Elle posa les mains sur l'arme pour s'en dégager mais la pression était si forte qu'elle ne fit que s'empêtrer. Sa respiration s'amenuisa.

L'inconnu tira avec brutalité et souplesse pour atteindre le visage de ses quelques phalanges restantes. Adevar déglutit et resserra sa prise autour du gamin. Le temps semblait figé alors qu'il commençait déjà à dégager son arme. Tout cela avait eu lieu en un instant.

Il récupéra l'enfant et planta ses deux orbes clairs dans ceux d'Adevar. Une étrange sensation secoua le jeune homme qui secoua la tête pour l'effacer ; il risquait à tout moment de mourir. Ne pas oublier le plus important.

Mais l'émotion qu'il lisait dans le regard qui percutait le sien faisait vibrer quelque chose en lui, dont il ne pouvait se défaire. Son cœur lynchait sa cage thoracique, martelait ses côtes. Malgré toute la pression qu'il exerçait sur ses émotions trop bruyantes, il ne pouvait taire celle-là. Celle qui sembla le faire revivre un court moment. Celle qui transperçait le regard trop lisible de l'inconnu et qui résonnait en Adevar.

Il entrouvrit la bouche pour se libérer du sentiment brutal qui lancinait son esprit. Mais l'homme s'échappa. Il sourit avec une légèreté détonante dans ce décor putride et se dirigea au pas de course vers les replis. L'enfant dans ses bras. Adevar faiblit sur ses pieds, sa vision se troubla. Le fer de sa lame rencontra d'un baiser glacial le fer d'une autre épée. Son bras venait de lui sauver la vie. Encore.

Il papillonna des paupières pour chasser le voile obscur sur ses yeux et se concentra sur le combat. Les jours s'annonçaient bien difficiles pour lui et ses camarades. Un hurlement destiné à vider son esprit frappa l'air et il se jeta dans la bataille, le corps suivant le rythme que son âme ne pouvait pas.

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