Chapitre 0 : La mort au corps - Partie 1.

10 minutes de lecture

- An 396 -

Adevar tira une bouffée de fumée de la cigarette posée entre ses lèvres et chercha à expirer par le nez ses démons intérieurs par la même occasion. L'odeur dérangeante de la tige était compensée par le bien-être malsain qui se dégageait de cet infime geste, d'uniquement se concentrer sur pomper la mort et la recracher d'un même mouvement.

Le goût, en revanche, n'était pas bien dérangeant. Il était même plutôt agréable, parfumé d'une herbe qu'il n'aurait su nommer mais qui picotait le bout de sa langue et réveillait ses instincts primaires. Ses deux lèvres poinçonnèrent le papier roulé autour de l'herbe épicée et l'humidifièrent légèrement. Il s'accrochait et s'écorchait à cette sensation tangible de diriger quelque chose, n'importe quoi, d'agir plutôt que de réagir et de subir. Même si cela le guidait vers une mort prématurée... Un sourire amer pointa ses coins sur le visage pâle du jeune homme. Une mort prématurée, chez lui, amenait à une mort tout à fait surnaturelle et anormale chez un homme ordinaire. Dans le sens contraire. Enfin... Il se comprenait.

Il souffla la fumée par la bouche, décrivant de petits cercles concentriques qui s'évaporaient à l'air ambiant, chaud et humide.

Il tordit le nez. Si la sensation de la fumée embaumant son palet et déposant de minuscules particules délicieuses sur sa langue lui plaisait, l'odeur restait problématique, puisqu'elle était exécrable. Il continua de pomper sur la cigarette en dévisageant le paysage qui l'entourait. L'âcre de l'effluve lui arracha une larme sensible. Et dire qu'il venait jusqu'ici juste pour se réapprovisionner en cigarettes – et en chaleur humaine. Chez lui, il existait bien quelques cigares de plus ou moins bonne facture, mais il aimait particulièrement celles-ci ; nerveuses, relevées, puantes et enivrantes. Tout ce qu'il lui fallait pour oublier et s'oublier un court instant d'accalmie.

Elles sentaient la mort et le maintenaient éveillé en même temps. Le frisson recouvert de sueur qui courait sur son dos moite lui donnait l'impression d'être vivant et il se départait durant ces courts moments de débauche et de perdition de la lourdeur de sa douleur. Le drap mince, bien que soyeux, recouvrait à peine ses jambes et son torse nu était frappé de l'air qui s'échappait de la climatisation mécanique. Ses muscles tendus, pleins de nœuds, son visage fermé et sombre, ne donnaient pas envie ; enfin, ils ne donnaient pas envie à Adevar, de ce qu'il imaginait de sa silhouette.

Mais celui qui était avec lui dans la chambre ne s'en souciait pas. Le minet à ses côtés, souple et malicieux, caressait de ses doigts de fée sa colonne vertébrale, ses omoplates et sa nuque couverte de fins cheveux blonds. Le prostitué venait de lui faire oublier de sa dextérité qu'Adevar ne voulait pas de sa chaleur mais d'une autre. Il devait bien avouer qu'il était doué, le saligaud. Il se mordit la lèvre par-dessus la cigarette et ses yeux se perdirent dans le vague des tentures rouges de la chambre. La maison close, très réputée dans son milieu, une des dernières de sa nature, subsistait grâce à l'excellence réputation, à la beauté de l'aménagement et au talent de ses employés et employées.

De plus, et point non négligeable puisque c'était le critère premier d'Adevar, les prostitués étaient bien traités, logés et blanchis, et l'argent tombait entre leurs mains plus qu'entre les mains des tenanciers. Enfin, quasiment.

Ioturn'Ga souleva la liane qui lui servait de corps et picora le cou de son hôte. Habitué à ce beau jeune homme torturé, il savait quoi faire dans ces cas-là, pour le distraire des plus sombres volutes de pensées qui emplissaient son crâne aussi vite que la fumée de ses cigarettes noyait son visage fin.

Son doigt retraça le pectoral gauche, et massa à l'endroit de son cœur. L'ongle accrocha insolemment le bouton de chaire qui florissait sur la peau immaculée et un soupir rauque s'aventura par-delà les lèvres entrouvertes d'Adevar. Il lâcha la cigarette sur le cendrier près du large lit et occupa ses mains à saisir les hanches fines de son amant d'un soir. D'un geste souple, Ioturn'Ga bascula sur ses cuisses et plaqua son torse glabre contre son homologue.

Il se sentait toujours minuscule face au grand blond. Mais la douce souffrance qui jaillissaient en gerbes terrifiées des prunelles brunes lui dictait sa profonde gentillesse. Le géant n'était qu'enfant, face à lui. Il sentait les mains d'Adevar palper sa peau immaculée, sans lui faire mal, chercher un fil à entremêler au sien pour compenser sa propre absence d'amour.

Le fin prostitué souligna l'os de sa mâchoire d'un millier de baisers-papillons. Suivant les courbes naturelles de son corps, ses ombres et ses lumières, il chatouilla les muscles bien dessinés, frôla la zone sensible qui s'éveilla à son contact. Il voulait le faire oublier rien qu'un crépuscule qu'il n'était pas celui qu'il cherchait à retrouver derrière ses caresses habiles.

Adevar traçait des cercles sur ses hanches. Il pressa la peau douce à l'endroit de l'os et mordilla d'un même mouvement l'oreille de Ioturn'Ga. L'odeur capiteuse de sa peau parcourait la sienne de frissons, il inspira une grande goulée de cet air mêlé de parfum et goûta la saveur de sa chaire. Des murailles s'élevaient toujours entre lui et celui avec qui il couchait, bien que Ioturn'Ga était un de ses amants réguliers. Il agrippa une mèche de cheveux presque blancs qui tombait dans son dos et arqua sa nuque pour lécher la pomme d'Adam qui se soulevait dans son cou, erratique. Les plaisirs de la chaire l'enivraient et faisaient vriller le peu de conscience qui lui restait.

- Bordel..., jura Ioturn'Ga, alangui.

S'il ne se permettait pas de parler au début de leurs entretiens professionnels, Adevar lui avait appris qu'il aimait entendre la voix de ses partenaires. Bien souvent, c'était Adevar qui menait la danse, qui dominait, qui rythmait le métronome sur lequel ils calquaient leurs battements de cœur. Ça n'avait rien de passionnel ou d'amoureux mais cette présence mutuelle leur faisait du bien. Ioturn'Ga peu habitué à des clients si doux et Adevar peu habitué à laisser la noirceur de son âme s'évaporer doucement au gré des caresses.

Le prostitué se libéra de l'étreinte pernicieuse et s'enfonça lentement sous les draps, les yeux plantés dans les deux billes marron jaune d'Adevar. Sa poitrine large se soulevait et lorsqu'il posa les lèvres sur l'objet défendu, ses yeux s'écarquillèrent et sa respiration s'amenuisa. Le bout de sa langue râpeuse titilla la pointe humide tandis que ses doigts parcouraient avec une infinie lenteur les rondeurs de ses bourses. Sur les coudes, les lèvres entrouvertes sur un cri silencieux, Adevar se vautrait dans la luxure et le plaisir que lui accordaient Ioturn'Ga. Couru de frissons, le cœur battant au point de fissurer sa cage thoracique, il planta ses ongles dans le matelas pour contenir les vagues brutales de bien-être.

Il ferma les yeux. Grave erreur car son esprit perverti imagina un visage bien éloigné de celui de Ioturn'Ga qui s'escrimait à lui faire avoir le plus prodigieux orgasme de sa longue vie. Deux yeux bleu lagon suivaient les expressions languissantes de son visage, un sourire humble mordait une joue droite et d'épaisses mèches noires frappaient un front haut et vaillant. Le cou puissant, les épaules rondes et larges, la douceur de sa peau mate. Ses lèvres charnues, à le rendre fou.

Il expira. La jouissance le frappa bien plus vite que ce à quoi il s'était attendu. Ioturn'Ga tressaillit en avalant la semence qu'il n'avait pas attendu de sitôt. La transpiration recouvrait le corps frémissant du client d'une fine pellicule transparente et accentuait ses courbes et ses creux. S'il n'avait pas été aussi professionnel, Yoturn'Ga aurait pu tomber amoureux de cet homme qui ne demandait que lui dans la maison close.

Il jaillit de sous les draps, les joues rouges de l'exercice qu'il venait de pratiquer et s'essuya la bouche d'une serviette. Les yeux d'Adevar le suivirent jusqu'à ce qu'il rentrât dans la petite salle jouxtant à la chambre. Une bassine d'eau tiédie l'attendait, mais il se dirigea mécaniquement vers le pot de chambre et vomit, les épaules tremblantes. Il trempa la serviette dans l'eau claire et la passa sur son visage brûlant. L'arrière-goût de bile et de sexe s'accrochait à sa langue et à sa gorge et lui renvoyait des remontées acides.

- Iotur' ?

La voix traversa le pan de bois et frappa Ioturn'Ga en pleine poitrine. La souffrance qui émanait de chaque syllabe de ses paroles lui était insupportable. Heureusement qu'il appréciait l'homme régulier.

- J'arrive, Monsieur.

Un soupira nerveux lui parvint, inaudible pour beaucoup mais pas pour lui. Ses yeux verts se perdirent dans les clapotis de l'eau de la bassine et il fronça le nez. Il n'aimait définitivement pas l'élément, mais il lui était utile. Il inspira bruyamment pour se donner du courage et se releva, toujours nu. Il ouvrit la porte et se retrouva face à Adevar qui se tenait tout près, déjà habillé et des pièces en main. Deux pièces d'argent. Ioturn'Ga le contourna pour s'emparer de sa tenue réglementaire et entreprit de l'enfiler.

- Le tarif est toujours le même, une pièce d'argent, Monsieur.

- Prends la deuxième pour toi. Tu l'as mérité.

Le sourire maladroit d'Adevar lyncha son cœur plus que sa divine sensualité. Il appréciait vraiment l'homme qui, s'il semblait plus vieux que lui de quelques années, sentait la juvénilité à plein nez. Il paraissait si perdu et si triste que Ioturn'Ga, malgré son code d'honneur de prostitué ne devant pas s'attacher à ses clients, même les plus réguliers, sentait fondre ses résolutions et naître une douce affection pour lui.

Adevar secoua la tête, se départant de cet air enfantin finalement très étrange dans ce lieu réservé aux adultes, et déposa brusquement les pièces d'argents qui teintèrent dans sa paume ouverte. Il resserra les doigts sur son pourboire de la nuit et l'enferma dans son poing comme pour le protéger de ses débiteurs.

- Au revoir, Ioturn'Ga.

Le beau prostitué presque androgyne n'eut rien le temps de répondre. Adevar claqua la porte et s'évapora à l'aube de la journée qui commençait. Tandis qu'il enfouissait sa pièce dans la doublure de sa légère parure, la tenancière arriva soudainement en brutalisant la pauvre porte. Les épaules musclées et le torse masculin, elle avait cependant un charme que beaucoup de prostitués lui enviaient. Ce devait être sa Nature sans doute.

Ioturn'Ga soupira sans se préoccuper du regard fustigateur de son employeuse et quitta sans regrets la deuxième pièce. Elle renifla de contentement en dévisageant son bien le plus précieux et, après une remontrance visant l'odeur pestilentielle de la pièce, sortit de la même manière qu'elle était entrée. Brutalement mais silencieusement.

- Adorable...

Son sourire arqua un bout de sa joue sans arriver à relever l'autre et il se laissa choir contre le mur, évitant de se fixer dans le miroir en face de lui, autour duquel tournoyaient quelques tentures rouge écarlate. L'odeur n'était pas ce qui le dérangeait le plus ; c'était sa propre vision qui le répugnait. Bon, ça va déjà mieux si c'est Adevar que si c'est Fariq, le Dégueulasse. Lui, c'est franchement immonde.

Il ne distingua pas au fond de lui si c'était ledit Fariq le Dégueulasse ou lui-même qui était franchement immonde. Un bruit dehors lui arracha un sursaut et l'empêcha d'aller plus loin dans ses réflexions. Il réprima un haut-le-cœur à l'idée qu'une énième bagarre ne démarrât et qu'une énième tache de sang ne se répandît sous son balcon.

Il tergiversa une seconde et sa curiosité l'emportant, il se précipita vers la fenêtre masquée par un store quelque peu troué par le temps et les mites. C'est sûr qu'on préfère s'occuper des draps satinés plutôt qu'des volets déglingués. Ah, les hommes. Ses yeux suivirent la courbe d'un toit et le parcours titubant d'un ivrogne avant d'atterrir sur ce qui l'intéressait. Un hoquet d'étonnement traversa sa gorge.

Adevar se tenait, furieux, devant un homme plus vieux que lui, absolument magnifique et si distingué que la propre élégance naturelle de Ioturn'Ga en prit un sale coup. Il ne voyait pas très bien, à cause de la lumière du soleil qui illuminait la rue, mais à la tension des épaules d'Adevar, qu'il avait appris à connaître par cœur, il pouvait facilement deviner sa colère.

En revanche, face à lui, l'autre homme gardait un calme... presque angoissant et ses lèvres s'ourlèrent d'un sourire fin. Un doux contraste entre la provocation et l'empathie. Ioturn'Ga fronça le nez et ses prunelles se dilatèrent lorsqu'il sentit un trouble dans l'odeur – ou l'aura... ou l'attitude, il n'aurait su le dire – de l'homme aux longs cheveux noirs comme une cascade d'eau cristalline. Il s'apprêtait à continuer d'observer avec malaise les deux hommes débattre lorsque le torse d'Adevar pivota sur ses hanches et ses yeux tombèrent directement dans les siens.

Ioturn'Ga se sentit happé par la force de ce regard instinctif qui grillait ses parcelles de bon sens et ses quelques restrictions. Il détestait ce métier, haïssait les clients, mais aimait bien les employés ; et s'il n'y avait pas eu Adevar, qui, quelques années plus tôt, était venu et l'avait trouvé, il n'aurait sans doute pas eu la force de continuer. Mais sa dévastation et le chaos dans ses prunelles d'ambre l'avaient retenu et, étrangement, il s'était dit qu'il devait se trouver plus malheureux que lui. Et ce sursaut de culpabilité mal placée l'avait maintenu hors de l'eau.

Mais le tiraillement qu'Adevar avait fait glisser dans son regard brisé le figea sur place et le liquéfia. Une larme roula sur sa joue pâle, seule messagère de sa douleur interne en écho à celle d'Adevar. Il n'était qu'un figurant dans sa vie, Ioturn'Ga le savait, mais un court instant, il vit l'étendue de la souffrance d'Adevar et s'y sentit connecté. Mais lorsqu'il détournerait les yeux, cela serait fini. Et il ne reviendrait sans doute plus jamais. Un autre pressentiment. Une odeur de détermination se cristallisait comme un cocon autour d'Adevar.

Ioturn'Ga brisa le mince lien qui venait de se créer entre eux, pour toujours. Et il retourna dans la salle de bain pour se vider les tripes et le cœur, avant d'accueillir un dernier client pour la journée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Ami Bloit ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0