Chapitre 17

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Leil avait dû faire une erreur.

Infime.

Mais une erreur tout de même. Il respirait comme s’il avait couru à toute vitesse. Ses yeux s’habituèrent avec difficulté aux ténèbres. La transmondation avait été précise dans l’espace. Il était juste à l’endroit visé, entre le lac avec son pont en bois et la rangée de saules pleureurs, dans le grand parc autour du cerisier familial. Il s’était matérialisé à quelques millimètres du sol. Une précision impressionnante pour un Hache si jeune. D’ordinaire ils se retrouvaient à un ou deux mètres au-dessus de l'objectif. Leil avait eu un mentor d’exception : Remkor le Borgne lui-même.

— Leil, avait-il dit le jour du départ, tu es un chaman puissant. Tu dépasses déjà mon ancienne apprentie Naëlle.

L’émotion avait coupé un court instant le discours du vieux sage, avant qu’il ne se reprenne :

— Tu seras appelé à devenir le Sage de notre peuple à ton retour de cette mission. Nous ne pouvons la confier à personne d’autre. Tu dois faire preuve de discrétion, dans la mesure du possible. Ta protectrice ne pourra pas te suivre. C’est Jadile qui assurera ce rôle. Sois prudent. Ne te laisse pas dévorer par un excès de confiance, comme Rorhak autrefois. Ose, mais garde toujours un œil critique sur toi-même et tes actes.

Leil n’avait pas été imprudent.

Il avait pourtant commis une erreur.

La transmondation était instantanée. La lune lui apprit que deux jours s’étaient écoulés.

Britess bougea la première. Elle fléchit sur ses genoux, incommodée par le retour dans son corps. Leil la soutint par le bras. Jadile fit juste un pas en avant pour rattraper sa propre chute. Elle se tourna aussitôt vers Leil.

— Deux jours ? dit-elle d’un ton neutre en montrant la lune.

— Je suis désolé.

— Ce n’est pas grave. Nous avons vraiment passé deux jours dans le Monde gris ?

— Nous avons fait un saut de deux jours dans l’avenir. Cela n’arrive qu’à de très rares occasions.

Jadile resta un long moment silencieuse.

— J’espère que nous arriverons à temps.

— Il faut être prudents, dès maintenant, murmura Britess, en les invitant à se cacher derrière les saules pleureurs. Il se peut que ta famille soit morte, Jadile.

Elle ne répondit pas, mais pensa que, décidément, cette femme parlait pour ne rien dire. Elle débitait des évidences à longueur de temps. Si elle consacrait ne serait-ce que le quart du temps qu’elle passait à bavasser à son entraînement mental, Britess deviendrait une redoutable guerrière. Occupée à scruter les environs elle remarqua l’absence des drapeaux du clan.

— Préparez-vous à combattre pour sortir.

Leil s’effondra à ce moment précis, exténué. Il haletait, une sueur malsaine sur la peau.

— Britess, pas besoin de le dire. Soyez efficace. Vous êtes la plus costaud de nous deux. À vous de porter le Hache. Suivez-moi. Nous allons passer par les écuries.

Jadile avança d’un pas souple et discret, prenant assez d’avance pour permettre à ses suiveurs de rester à l’abri d’un danger qui pourrait surgir à l’improviste. Elle enjamba les premiers corps sans la moindre émotion. La mort était une délivrance quand on n’avait pas réussi à la donner. Les morts étaient des perdants, leur mémoire ne devait pas être honoré. À part celui qui emportait avec lui plus de cent ennemis avant de périr. Seul Muligor du clan du Muguet s’était approché du compte en tuant quatre-vingt-dix-neuf guerriers du souffle appartenant au clan du Frêne avant d’être occis.

On pouvait vanter et envier celui qui mourrait de vieillesse, car il avait pu affronter les guerres de la vie avec sagesse.

L’aspect des blessures lui donna une indication assez précise. Le massacre avait eu lieu moins d’une heure auparavant. Les putschistes avaient attendu avant de passer à l’attaque dans l’empire du Couchant. Pourquoi ?

Arrête de penser pour rien.

Ils s’éloignèrent du corps principal du domaine clanique. Elle mourrait d’envie de connaître le sort de ses proches, de sa sœur aînée, de son jumeau, du p’tit dernier… Père et mère s’étaient sacrifiés pour leur survie, à n’en pas douter. Jadile s’immobilisa aux portes donnant sur l’extérieur.

Même les chevaux avaient subi la folie du clan Oshei et de leurs alliés.

Elle le vit, ombre cachée dans l’ombre, silence dissimulé dans le silence. Sa respiration, imperceptible pour l’oreille du commun des mortels imitait les bruits de la nuit.

Un guerrier du souffle.

Il surveillait le dehors.

Imprudent.

Certes, il ne pouvait pas deviner qu’ils utiliseraient la transmondation. Il ne connaissait même pas ce sort. Tout de même, un assassin d’élite de cet acabit aurait dû s’attendre à toute éventualité. Jadile hésitait. Elle pouvait l’assommer et passer. Ou le tuer par surprise. Les deux solutions n’étaient pas bonnes. L’alerte serait donnée, à plus ou moins court terme. Il lui faudrait trente minutes pour rejoindre le palais Impérial. Autant pour exfiltrer le jeune empereur. Mais Leil aurait besoin de huit heures de sommeil avant de pouvoir utiliser sa magie de soin. Elle jeta un regard en arrière. Britess attendait. Bien. Elle parlait trop, mais comprenait vite.

Jadile recula et une fois hors de portée d’écoute se pencha vers ses compagnons.

— Par les toits. Tu y arriveras ?

Britess hocha la tête. Elle prit la corde que lui tendait Jadile et ensemble elles attachèrent Leil comme un gibier que l’on porte de retour de la chasse. Britess serra la mâchoire. L’adolescent pesait moins qu’un adulte et n’avait pas encore commencé sa véritable métamorphose d’homme, heureusement. Elle doutait de pouvoir tenir la distance s’il fallait multiplier les acrobaties. Jadile l’aida à rejoindre le toit de tuiles. Suivant le faîte plat et étroit, ils progressèrent plus rapidement que par les ruelles sinueuses.

Le palais. À quelques minutes. Ils devraient retourner sur le plancher des vaches pour essayer de franchir les portes… Jadile se retourna pour voir où en était Britess. Son visage se figea. Une masse venait de passer à l’extrémité de son champ de vision.

Un bref éclair trahit la présence d’une lame que l’on venait de sortir du fourreau. Elle reconnut l’odeur qui imprégnait le guerrier du souffle. Il portait sur lui la marque que jetaient les combattants du clan du Cerisier. Un léger parfum de cerise. Ce soldat était un amateur. Il n’avait pas enduit son katana sur toute sa surface. Il avait négligé le fil.

Jadile fit semblant de ne pas le voir.

La lutte serait brève et sans merci.

Elle mit discrètement la main sur son arme, se tournant vers le palais.

Son pouce poussa la garde, faisant apparaître la lame.

Le premier coup serait fatal.

D’un geste souple, elle se fendit vers la gauche. La pointe racla un os et s’enfonça dans l’orbite, transperçant la boîte crânienne. Jadile grimaça. Elle avait loupé sa cible. Elle visait la bouche.

Le corps de l’ennemi s’effondra sur le pied tendu de la guerrière qui l’accompagna dans sa chute sans bruit.

Ils poursuivirent leur route.

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