Paedophilia.

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                                                1. Aisatsu

 

 

 

Avez-vous déjà essayé d’oublier un souvenir si fort qu’il en deviendrait inexistant ? De l’étouffer de vos propres mains jusqu’à ce que toute trace de sa réalité disparaisse ? Car sa connaissance vous est insupportable, vous arrache une fois de plus à cette légèreté niaise nécessaire à la vie de ceux qui vous entourent.
 
Avez-vous déjà désiré si fort qu’on vous offre la douceur délectable de l’ignorance ? Que le luxe de vivre en se souciant uniquement de votre  être vous touche plutôt qu'il ne se dérobe continuellement ? Est-ce que la lucidité dont vous vous targuez parfois vous étouffe ? Si vous aviez eu le choix, qu’auriez-vous choisi ? Auriez-vous seulement choisi d’avoir le choix ?
 
Avez-vous déjà espéré à vous en damner de vous échapper de vous-même, de vous affranchir de votre carapace et d’ainsi vous libérer du poids du monde que vos épaules supportent ?
 
Et alors que chaque once de votre âme crie sans qu’on l’entende, espérant faire exploser les écrous de l’injustice, du silence dont les victimes se voient accablées pour que les bourreaux se survivent, une issue se présente. Implacable. Une voie de résolution qui n’offrira aucun retour en arrière.
 
C’est ce que Nori tentera de faire, à une période où toutes les autres perspectives explorées déboucheront sur l’insatisfaction de ceux qui ont un jour espéré. Mais pour l’instant, Nori ne sait rien de l’étroitesse d’âme qui la guette. Pour l’instant, Nori dialogue avec elle-même car elle est encore une fois en retard.

 
                                                            •

Cinq minutes,  Nori, cinq ! Pourquoi en arrives-tu toujours au même point ? Est-ce l’adrénaline qui te charme tant ? L’invivable ennui qu’elle maquille par sa présence récurrente ? Ou faire languir ceux qui t’attendent ? Tu penses vraiment qu’on a le temps de philosopher ? Tu as raison. Je me perds. Pardon. Je nous perds. Bon, que me manque-t-il, sachant que je me  rappellerais de cet élément indispensable à ma journée lorsque je serais loin de ces lieux ?

 
Sept minutes plus tard, me voilà sur le pas de la porte, fermant à clé celle-ci. De chez moi à la bouche de métro, mon premier sprint. Une fois ma passeo en lévitation au-dessus de l’écran du portique, je peux joindre la foule qui se dirige vers le quai.
 
Le métro tokyoïte est un rêve pour les touristes shootés aux mangas et aux ramen depuis leurs dix sept ans. Son ordre presque pathologique, ses usagers réglés comme des montres suisses ainsi que son aspect moderne, sûr et propre inspirent bien des fantasmes.
 
Pour moi, c'est un cauchemar éveillé. Les gens sont trop polis pour être sincères. On y trouve quelques pickpockets qui se manifestent de temps à autre et une poignée d'adeptes de hentaï, leur nature érigée sous le pantalon à pinces, se collant parfois à toi quand tu baisses ta garde. Les hormones de stress ou d’abrutissement par la sonorité banale de l’existence décorent l’ambiance de chaque wagon. Tout est bien rangé, tout roule au Japon. En apparence seulement. Le métro tokyoïte est la métaphore parfaite d’un Japon à la devanture aussi lisse qu’elle ne masque des dysfonctionnements pathétiques.
 
Mais au-delà de ces considérations sociologiques, quelque chose teinte mon humeur de ce lundi sans pouvoir y poser de mots.
 
Dans quelques stations de métro, j'y serai. Je vois Yeri ce matin. Son rêve, c'est de rencontrer Gu Jun Pyo. Le beau gosse subjectif d'un drama coréen. Ma mission, si toutefois je l'accepte, est de faire de son rêve une réalité. J'ai ma perruque à boucles dans mon casier et un de ses costumes si caractéristique. Je n'ai qu'à me changer et mettre en  pratique mes interminables visionnages de tutoriels make-up pour mener à bien cette mission. Grâce à cette magie moderne, je peux ressembler à n'importe qui et redevenir moi-même après le simple passage d'une huile démaquillante.
 
Une fois devant l’hôpital, la pression du stress redescend. L'entrée réservée au personnel se trouve à quelques mètres de moi. C'est le moment de mettre à profit mon endurance si durement entraînée. Je remercie l'inventeur du déodorant qui ralentit les effusions de transpiration car j'avoue en provoquer trop souvent sur les maigres vingt quatre heures quotidiennes. 
 
Dans le vestiaire, changée, je sors mon attirail de transformation cosmétique. Des sourcils grossis, des pommettes acérées et le tour est joué. Dieu soit loué,  la presque majorité des asiatiques est exempte de pilosité faciale, cela me sauve quelques précieuses minutes.
 
Dès la métamorphose opérée, j’enjambe trois par trois les marches de l’escalier qui me mènent au service de pédopsychiatrie. Une de mes parenthèses dans ce monde. Ici, le temps ne s’arrête pas, il prend tout son sens. De jour comme de nuit, personne ne sait ce qui va nous tomber dessus. Nous accueillons des enfants comme des adolescents présentant des troubles divers. Du comportement au psychosomatique en passant par les troubles momentanés, tout y passe. Certains restent pour une hospitalisation de jour, d’autres établissent campement jusqu’à ce qu’ils aillent significativement mieux.
 
La porte de la chambre de Yeri se trouve au fond du couloir. Cette petite fille de douze ans est internée pour saignements épars sur la poitrine et l’entrejambe. Les saignements ont été provoqués par des grattements  compulsifs qu'elle explique comme étant « nécessaires ». Personne n'a pu, à ce jour, comprendre avec certitude le contexte de déclenchement de ce TOC.  Elle a été admise il y a un peu plus de trois semaines, ne parlait que très peu. Il a fallu bien des tentatives pour nouer un contact et révéler la personne extraordinaire qu'elle aimerait rencontrer. Je sais qu’à son âge, on peut difficilement leur faire croire n’importe quoi mais j’ai envie de lui offrir une occasion de légèreté, qu’elle puisse penser à autre chose même si cette escapade mentale ne dure qu’un instant.
 
J’ouvre doucement la porte et fait passer ma tête. Le seul bruit est celui des machines. Yeri est couchée sur son flanc, le regard vers la fenêtre. Je me tiens contre la porte, les mains dans les  poches. J'éclaircis ma gorge avant de prononcer mes premiers mots. Elle sursaute en me voyant, je la rassure en lançant quelques mots coréens appris la veille sur le net.
 
- Annyeonghaseyo ! Tu me reconnais, Yeri ?
- Comment connais-tu mon prénom ?, répondit-elle, le regard suspicieux.
- On a parlé de toi à Oppa...
En sortant de l’ombre mes répliques, je m’avance vers elle. Je sais que plus la distance s’amenuise entre nous, plus elle découvrira le bancal pot-aux-roses.
- Hein ? Qui ? Comment es-tu arrivé ici ? Tu es venu de Corée ?
- Évidemment, d'où penses-tu que je vienne ?
Yeri me regarde avec des yeux écarquillés et m’analyse de haut en bas.
- Tu n'es pas Gu Jun Pyo. Tu es Nori, la fille qui est venue l'autre fois avec du chocolat.
- Je pensais tenir le subterfuge un peu plus longtemps... Tu m'as eue.
C'est clair qu'à douze ans, on peut difficilement les embobiner. Je regarde ma montre, vingt secondes.
- Je n'aime pas qu'on me mente ni qu'on joue un autre rôle que celui qu'on a.
Cette réaction relève du miracle. Cela fait des semaines que j’essaye avec  empathie et congruence de découvrir les circonstances qui ont provoqué de ses symptômes et voilà que déguisée en homme à boucles, elle ouvre une infime brèche…
- Ah bon, tu n'aimes pas ça ? Et pourquoi ?, lui lançai-je.
- Parce que, c'est injuste.
- Injuste, qu'est-ce ce qui l'est ?
- De se faire passer pour quelqu'un d'autre, de faire quelque chose que l’autre n’aime pas, ça peut faire mal aux gens.
De faire mal aux gens… De quel mal parle-t-elle ? Ma question va sans doute sonner un peu… Très cliché. Je tente tout de même.
- Tu as eu mal, Yeri ?
- Je n'ai pas envie d'en parler.
C’en était assez pour aujourd’hui.
- Bien. Comme je suis là, que veux-tu que je fasse ? Je vais me changer et je reviens plus tard avec un chocolat chaud ?
- Je ne sais pas, tu seras toi-même ?
- Promis.
- D'accord, je te laisse une seconde chance.
- Merci très chère, votre bonté incommensurable n'a de limites que celles de votre beauté.
Un petit sourire s’esquisse sur son visage et je m’éclipse après ma révérence royale sans faire d’autres bourdes.
 
Je suis un peu contrariée et je me sens bête d'avoir cru que cela ferait un quelconque effet. Yeri est une dame de grande authenticité, presque rigide, pour penser qu'un grotesque déguisement s'assimile à contraindre et blesser l'autre dans l'image qu'on renvoie. Si je force, elle se fermera encore et tous mes efforts accumulés jusqu’ici tomberont à l’eau. Je regarde ma montre : il me reste quelques dizaines de minutes avant la réunion assommante d’Ayame.

 

En  traversant le couloir qui mène à la salle de repos des employés, mes pensées rejoignent à nouveau Yeri. Ses symptômes nous ont été rapportés par son professeur de gymnastique. Ses débuts en tant que patiente ont été marqués par un silence inaltérable. Elle ne voulait rien dire.
 
Yeri a quelque chose de particulier dans les yeux. Je ne reconnais pas l’innocence que je retrouve chez d’autres enfants de son âge, même cabossés par la vie. Cette dernière est comme brisée, ombrée, pourfendue. Elle paraît pourtant si délicate de sensibilité infantile…  Yeri me touche et je ne sais pas exactement pourquoi.
 
- Nori,  viens voir ça ! m’apostrophe Sasuke tandis que je passe près de son bunker blanc de secrétaire médical. Sasuke, c’est la version masculine  de moi-même en matière de sociabilité. Il est arrivé dans le service avant moi et je pense qu’il est parti pour y rester.
- Ça a intérêt à être grandiose, je voulais me poser sur le canapé avant la réunion.
-  Oh, ça l’est ! Regarde ce qui fait le buzz sur la toile depuis samedi matin. Tu n’as pas reçu mes mails ? Je t’ai harcelée tout le week-end ! 
 
J’avais passé un de ces week-ends en compagnie de moi-même et de tablettes de chocolat. J’avais, bien sûr, vu qu’on m’avait contactée mais aucune envie de socialiser et encore moins de me justifier auprès du monde.  Dans ces cas-là, j'opte pour la neutralité naïve.
 
- Tu m’as envoyé des mails ? lui répondis-je, l’air intriguée.
- Oui mais qu’importe, dit Sasuke.
 
Voilà ce que j’aime chez lui. Il choisit ses combats et ne cherche pas à  comprendre lorsqu’on n'a, visiblement, aucune envie de creuser.


Je me penchais vers l’ordinateur et il appuya sur play. À l’écran, un message  indique que les faits se déroulent dans une ville belge où rien ne se passe jamais. Un bouton rouge identique à ceux des plateaux télé est  placé au centre d’une place. Une pancarte le vise : "Press to add  drama". Des passants observent sans se prêter à l'exercice. Tout est calme, je ne sais pas à quoi m'attendre.

Soudain, un cycliste s'arrête et appuie sur le gros spot rouge. Et là, une scène digne d'un film d'action se met en place. Des interactions intenses se succèdent. Des personnages improbables apparaissent à l'écran. Ambulance, joueurs de hockey, homme blessé sur une civière, motarde, cycliste, agents secrets, tout s'enchaîne très vite. Finalement, un drap blanc tombe sur la façade. Sur celui-ci, le message d'une entreprise de  distribution de chaîne télévisée : "Your daily dose of drama".

 
- Ils ont du potentiel ! m'exclamai-je. En l'espace de moins de deux minutes, on retient son souffle.
- Et du budget ! Tu ne trouves pas ça génial ?
-  Si. J'ai néanmoins une question. Qu'est-ce qui a pu se produire dans ta  vie pour que tu juges nécessaire de me harceler tout un weekend pour une telle vidéo ?
Il éclata de rire avant de répondre :
- Nori, ton sarcasme te perdra !
- Parlons peu, parlons bien. Quel est le rapport de cette nuit ?
-  Oh, c'était plutôt calme. Yeri a eu une nouvelle crise, elle s'est grattée jusqu'au sang. L’infirmière de garde a dû soigner ses plaies et rester avec elle une bonne heure avant qu'elle ne trouve le sommeil.
- Est-ce qu'une séance est prévue cette semaine ?
- Il me semble qu'elle voit sa psy dans deux jours. Tu l'accompagnes ?
- Non, elle ne veut pas que je sois là et je peux la comprendre. Je demanderai un compte rendu à Eri plus tard. Je vais me changer, je te laisse Sasuke.

- À toute !


                                                      •


J’arrive toujours en salle de réunion quelques instants avant le début du  meeting. Cela me permet de ne pas m’ennuyer à parler du beau temps, de la dernière BB crème sortie ou encore de jouer l’intéressée lorsqu’on me raconte comme on est content d’être là.

Devant la porte, je vois Ayame, la cheffe de service qui ne me supporte pas, s'adresser à un jeune homme intimidé, le regard au sol. "Ne me fais pas honte, cette fois", lui dit-elle à mesure que j'avance vers eux. Lorsqu'elle me voit, je m'engouffre dans la pièce en faisant mine de ne rien avoir entendu.

Je salue l’assistance et prend place en face de la fenêtre. Ainsi, si le discours d’Ayame ou les échanges niais avec les nouveaux internes naïfs me plombent, je peux rêvasser sans éveiller les soupçons. Oui, je suis un grand stratège.
 
Ayame, quant à elle, a pour habitude d'arriver avant tout le monde. Control freak, elle prépare ses présentations au millimètre près. Ses marqueurs verts, rouges, noirs et bleus sont toujours posés dans le même ordre sur la table. Tout chez elle rappelle cette rigidité commune à bien des domaines au Japon. En ce qui concerne celui du travail, il est des employés qui vivent sous pression puis il est des employés qui fusionnent totalement avec elle. Ayame fait partie de cette deuxième catégorie. Pas un de ses pores n’est visible ou dilaté. Ses cheveux sont courts, noir de jais et aussi raides qu’un Welsh Guard devant le Buckingham Palace.

 

À mon arrivée dans le service il y a quatre mois, j’ai tout de suite su que les choses seraient tendues entre elle et moi. Je ne supporte pas l’autorité lorsqu’elle manque de sens. Ayame appliquerait n’importe quelle directive pour le principe même de l’appliquer. Autant dire qu’on a autant en commun qu’un proton et un électron. Et je n’irai pas dans les abîmes de cette métaphore car mes cours de physique sont trop lointains.

 

La voilà qui tire sur sa chemise, passe sa main dans ses cheveux et prend une légère respiration. C’est le signal qui devrait nous faire comprendre qu’il est temps de se lever et de se tenir droit. Après un haussement de sourcils et sur l’insistance du regard d’Ayame, je me plie à l’exercice.
 
- Konnichiwa. Bien, prenez place. Nous allons commencer, dit Ayame. Nous accueillons aujourd’hui un interne : Baku. Il nous vient de la ville de Kyoto et restera plusieurs mois parmi nous. Il faudra lui faire découvrir le fonctionnement du service ainsi que celui des différentes activités organisées. Je compte sur votre professionnalisme à tous pour l’encadrer au mieux. Cette fois-ci, je place notre interne sous l’aile de Nori.


A-t-elle dit, « sous l’aile de Nori » ?

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