Chapitre I - Un temps d'accalmie (5)

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Malgré ses doutes, Aldan ne put s’empêcher de ressentir un frisson en posant le pied sur la nef militaire. Les lointains échos de la guerre, relayés par la propagande royale, avaient stimulé l’imagination des Tramondiens. Le nom du Ferragon revenait souvent dans les récits relatant les actes de bravoure de la Marine aérienne. Pourtant, le gabier avait encore peine à réconcilier ces témoignages avec l’image de ce petit vaisseau vétuste et de ces hommes aussi désinvoltes que s’ils pratiquaient la liaison routinière entre des villes intérieures.

Le pont supérieur luisait doucement, glissant de pluie entre les rouleaux de cordage et les espars de rechange. Le maître-gabier ne s’y attarda pas ; il le conduisit directement vers le niveau inférieur. À la grande surprise d’Aldan, la nef se révéla bien plus spacieuse que son extérieur pouvait le laisser supposer. Le couloir médian, brillamment éclairé par des appliques cristallines, était légèrement excentré en raison de la présence des mâts. La principale différence avec les navires marchands sur lesquels il avait volé résidait dans les alcôves aménagées pour accueillir les canons latéraux.

Le bois, d’un brun-roux profond, portait la patine de l’âge et des encaustiques dont il était enduit afin de le protéger de l’humidité comme du dessèchement. Leur odeur épicée se mêlait à celle, plus ténue mais distinctive, qui émanait des cristaux. Un effluve de pierre fraîchement taillée, de terre avant la pluie et de métal chauffé, qui piquait le nez du visiteur non averti. Pour Aldan, qui naviguait depuis sept ans, elle possédait une familiarité apaisante.

Avant la création des nefs, les Pôliens gagnaient le sol à l’aide de barques guidées par de longs filins ; elles flottaient grâce à un « cœur » constitué d’un morceau de l’immense cristal qui maintenait leur Pôle dans les airs. Trois cents ans plus tôt, Dehvon Aranaün, un aventurier à l’âme de scientifique qui avait voyagé sur les majestueuses îles volantes, avait découvert qu’il était possible d’isoler un de ces fragments dans une coque en alliage de fer et de plomb. En modulant son ouverture, on pouvait faire varier l’altitude de l'embarcation qu'il équipait. Plus tard, il avait amélioré le procédé en remplaçant cette coque par un assemblage d'autres types de cristaux, issus des profondeurs de la terre. Disposés autour du cœur, ils régularisaient sa vibration et modéraient son intensité, pour ajuster la hauteur de la nef.

En quelques siècles, la technologie cristalline s’était développée, en grande partie grâce aux brillants savants silindariens. Très vite, ils avaient déterminé que selon leur nature, ces minéraux translucides pouvaient servir à une foule d’applications : taillés et accordés, ils permettaient aux lampes de luire, aux horloges de tourner, aux armes de projeter des munitions avec une force décuplée. Ils étaient devenus tellement indispensables qu’on finissait par oublier qu’ils n’avaient pas toujours été employés.

« Burn ? »

Aldan sursauta légèrement et se tourna vers son supérieur ; une lueur rieuse brillait dans les yeux d’un bleu intense de Calleden. Ils étaient parvenus en haut d’une volée de marches raides qui descendaient au pont inférieur, vers les aires de stockage et les quartiers d’équipage. Ceux-ci parurent incroyablement spacieux à Aldan ; les navires marchands privilégiaient le plus souvent l’espace de soutes au détriment du confort des hommes.

À la tête des couchettes superposées trois par trois, chaque marin disposait d’un petit placard pour conserver ses effets personnels. Calleden désigna à Aldan un emplacement libre où déposer son paquetage.

« Ça te plairait, un tour à la salle de commandement ? » lui proposa-t-il en souriant.

Un peu surpris, le jeune gabier opina. Il osait à peine croire que le Moralghan lui offrait la chance de pénétrer dans le lieu sacré où les officiers se tenaient pendant les combats et les manœuvres les plus complexes. Calleden l’entraîna vers l’avant du Ferragon. Ils passèrent devant une porte soigneusement close, derrière laquelle s'élevait un chant grave et vibrant, celui du cœur cristallin de la nef. Le loquet cliqueta et un homme surgit dans le couloir : le cheveu rare et d’un blond terne, il affichait un visage ordinaire sur lequel une expression renfermée semblait s’être durablement installée.

Burn eut tout juste le temps d’apercevoir dans la pièce un assemblage de tenons de métal, de câblages et de coffrages rivetés dans lesquels pulsaient des lumières bleues, vertes et pourpres. Puis l’inconnu referma le battant et adressa un bref signe de tête aux deux visiteurs.

« Sebar, lui lança Calleden, voici un nouveau… »

Avant même qu’il puisse poursuivre, l’intéressé avait disparu dans une allée latérale. Le maître-gabier haussa les épaules :

« Le maître-cœur, expliqua-t-il, fataliste. Tu sais comment ils sont. Tous un peu étranges… »

Aldan ne put réprimer un sourire : ce n’était pas totalement faux. Les techniciens chargés de veiller sur la pièce maîtresse des nefs étaient choisis pour leur capacité à accorder les cristaux et en percevoir les défaillances, pas pour leurs prouesses sociales. Passer de longues heures dans une salle totalement close, saturée de vibrations et de lumières étranges n'améliorait en rien cet état de fait.

Un nouvel escalier les conduisit dans un vaste espace, qui occupait tout l’avant du Ferragon, à un niveau intermédiaire entre le pont interne et le pont inférieur. Burn contempla avec fascination la verrière inclinée qui constituait la partie antérieure du poste de commandement. Les montants ornés d’un léger feuillage sculpté et discrètement renforcés de fines barres d’acier séparaient de larges carreaux, légèrement grisés pour couper la clarté intense de l’altitude : Aldan en compta cinq rangées, depuis la corniche jusqu’au plafond.

Il pouvait apercevoir en contrebas la « fosse » des timoniers, encombrée des délicates machineries qui leur permettaient de contrôler le gouvernail et la position des mâts latéraux. En se retournant, il découvrit une estrade bordée d’une balustrade, de plain-pied avec le pont interne. De part et d’autre, deux volées de marches incurvées, entre lesquelles débouchait la porte par laquelle ils étaient entrés, y donnaient accès. Calleden s'amusa de son mutisme admiratif :

« Impressionnant, tu ne trouves pas ? Et tu n’as pas tout vu ! »

Il lui désigna une échelle escamotable qui pendait du plafond :

« Elle monte droit vers le poste d’observation. Le meilleur emplacement de la nef. Quand on s’y trouve, on a l’impression d’être seul au milieu du ciel… »

Surpris par la ferveur qui vibrait dans sa voix chaleureuse, Aldan l’observa d’un œil nouveau : peut-être qu’après tout, ce supplément d’âme que l’on attribuait aux marins de la « Volante » n’était pas qu’une rumeur. Même s'ils appréciaient leur existence, les équipages des navires de commerce manifestaient rarement un tel enthousiasme pour leur métier comme pour leurs engins.

« Depuis combien de temps servez-vous sur le Ferragon, maître-gabier ? » demanda le jeune gabier, étonné de sa propre audace.

Le Moralghan tourna vers lui ses prunelles azur et lui offrit un sourire bienveillant :

« Appelle-moi Calleden. Ou Liam. Comme tu préfères. »

Son regard s’enfuit de nouveau vers la verrière, mais il sembla se perdre bien au-delà :

« Ça fait seize ans que je suis entré dans la Volante. J’ai toujours servi sur le Ferragon. Quatorze ans sous le mondrad Tallamond, deux ans sous le mondrad aur'Commara. »

Il s’interrompit, secouant la tête d’un air incrédule :

« Si tu savais… Quand je suis arrivé, j’étais loin d’être aussi expérimenté que toi. Je ne faisais pas la différence entre la poupe et la proue, une corde et un cordage. Quand je baissais les yeux vers le sol, j’étais tellement terrifié qu’il fallait me décrocher du mât auquel je m’étais agrippé. »

La voix du maître-gabier s’était teintée de nostalgie ; son accent moralghan s’intensifiait alors qu'il plongeait dans ses souvenirs. Burn posa un regard surpris sur le sous-officier, imaginant mal que cet homme dont il enviait l’assurance facile eût pu un jour se trouver mal à l’aise sur le pont d’une nef.

« Habituellement, les nefs de chasse ne constituent jamais la première affectation, pour les simples marins autant que pour les officiers, poursuivit le Moralghan. Nous devons être opérationnels, du premier au dernier membre d'équipage, surtout quand nous partons en opération… Mais comme tu as dû t’en apercevoir, le Ferragon ne se plie pas vraiment à la règle… et on y apprend vite. »

Aldan hocha la tête, un peu rassuré sur sa propre situation. En contemplant plus longuement la salle, il remarqua que comme à l’extérieur de la nef, des éléments avaient été remplacés. Il tendit la main pour effleurer un sillon dans le bois de la rambarde, à demi colmaté par les applications d’encaustique. À certains endroits, la frise qui encadrait la verrière et suivait la corniche du plafond laissait place à des parties sans ornements. De larges taches plus sombres maculaient le plancher, délavées par des nettoyages successifs, mais trop profondément infiltrées pour s'effacer. En comprenant de quoi il devait s’agir, le garbier sentit un vague malaise lui étreindre l’estomac.

« Et… les combats ? »

Calleden baissa légèrement la tête ; son expression se ferma un instant, comme si l’un des nuages de pluie au-dehors était passé dans le ciel de ses yeux. Le maître-gabier s’assit sur les marches qui menaient à l’estrade.
« La plupart du temps, expliqua-t-il d’un ton neutre, on essaie d’endommager la nef adverse. Le coup que chacun souhaite réussir est le fameux tir au coeur. Il perturbe l’ensemble des dispositifs directionnels de l'ennemi. Si les gréements ont été détruits, elle se retrouve à la dérive. Généralement, elle se rend et il ne reste plus qu’à signaler sa position aux charognards, les vaisseaux de lignes aménagés en remorqueur, pour qu'ils viennent la chercher. Un cœur, c’est un butin trop précieux pour le laisser perdre. La seconde stratégie est de faire monter la nef assez haut pour que son cœur se mette à vibrer et explose. On perd le butin, mais c’est radical pour se débarrasser d’un ennemi. »

Aldan savait déjà tout cela, mais il n’osait interrompre le maître-gabier.

« Le danger dans ces combats, ce sont les projectiles qui pleuvent sur la nef, qui défoncent la coque et les gréements. Nous autres, les gabiers, nous payons souvent le prix fort, parce que les adversaires visent principalement la mâture. La plupart du temps, nous sommes tellement pris par notre devoir que nous en oublions presque les boulets et la mitraille qui sifflent autour de nous.

— Je ne pense pas que je pourrais les oublier, souffla Burn nerveusement.

— C’est ce que tu crois. Mais tu verras : ce sera exactement la même chose pour toi. Je te souhaite surtout d’échapper aux abordages…

— En quoi est-ce pire ?

— Les vaisseaux de ligne ont des troupes à bord, qui repoussent ou attaquent l’ennemi pendant que les hommes d’équipage poursuivent leur tâche. Mais ce genre de combat n’est pas le nôtre. Nous frappons rapidement, nous repartons rapidement. Pourtant, parfois, on ne peut pas les éviter. En cas d'éperonnage, par exemple. Ou quand les nefs sont cernées de trop près pour utiliser leurs canons. Pour ces occasions-là, nous sommes entraînés à nous battre, mais ce sont des engagements qui causent autant de dommages aux deux côtés. Ils déciment presque aussi sûrement un équipage qu’une explosion en altitude… Et crois-moi, c'est une chose d'affronter l'adversaire à distance, mais c'en est une autre de combattre un autre homme face à face... »

Burn contempla de nouveau les tâches sur le plancher, témoignages des événements tragiques qu'avait traversés le Ferragon. Comme la plupart des Tramondiens, il connaissait les circonstances dramatiques dans lesquelles le mondrad aur’Commara avait gagné son commandement. Il posa sur le maître-gabier un regard empreint d’un profond respect.

Calleden se leva soudain ; sa main s’abattit sur l’épaule de Burn :

« Allons, ne fais pas cette tête-là, fit-il d’une voix amusée. La guerre est terminée, et il y a bien des chances que tu ne doives te contenter que de vols d’entraînement et de reconnaissance. À moins qu’on ne nous envoie faire de la figuration dans les colonies. Pas trop dur pour un début, non ? »

Aldan acquiesça ; le maître-gabier avait sans doute raison, mais son imagination demeura emplie du fracas des combats et de l’odeur âcre du sang versé.

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