Chapitre I - Un temps d'accalmie (2)

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Les boiseries aux reflets ambrés, le feu flambant dans la cheminée, le marden ancien dans un verre de cristal au bord doré : chaque élément de la pièce se déclinait en teintes chaudes, comme pour repousser la froideur humide de l’extérieur. Assis dans son fauteuil préféré, Derven aur'Sadarin goûtait la quiétude de ce havre de paix dans un monde agité de tempêtes bien plus insidieuses que celle qui s’abattait sur Orebrune.

Le vieux guerrier s’étira, faisant craquer des articulations grippées par l’âge. Ses paupières s’abaissèrent à demi par-dessus des yeux fanés d’avoir trop scruté les cieux. Malgré la douce somnolence qui commençait à le gagner, il ne ressentait aucune sérénité. Jamais il n'aurait cru qu'il en viendrait un jour à demander une mise en retraite anticipée. Pire encore, il n’aurait jamais pensé que la Marine Aérienne l’accepterait, sans chercher à le persuader de revenir sur cette décision.

En raison d’une guerre. Une guerre de trop, sans réelle victoire ni conquête durable. L’obscure question de profits commerciaux qui avait opposé Tramonde à la Confédération foromalienne ne pourrait jamais justifier tout ce sang versé, toutes ces existences sacrifiées, toutes ces nefs démantibulées. Pendant de nombreuses années, Derven avait servi la Couronne avec ferveur et conviction, mais les valeurs qu’il avait toujours honorées étaient devenues comme étrangères à l’institution royale.

Il pinça l’arrête de son grand nez aquilin et laissa échapper un soupir : ce qui restait d’une vie intégralement consacrée à la Marine Aérienne se résumait à peu de choses. Il était trop tard à présent pour revenir en arrière. L’exil qu’il projetait de s’imposer dans une lointaine propriété au nord de Tramonde lui en ôterait toute tentation. Malgré tout, une dernière responsabilité le retenait pour quelques mois à Orebrune.

Juste au moment où cette pensée traversait son esprit, un pas énergique retentit dans le couloir de ses appartements. Le visiteur échangea quelques mots avec son serviteur et pénétra dans le salon sans plus de cérémonie. Il vint s’arrêter avec raideur devant le fauteuil de Derven, pâle et austère dans un habit gris de coupe militaire. Des gouttes de pluie s’accrochaient encore à ses cheveux sombres et son visage portait cette expression exagérément grave qui était le propre de la jeunesse :

« Oncle Derven, veuillez excuser mon retard. Je n’ai pas prêté assez d’attention à l’heure. »

Le vieil homme haussa un sourcil interrogateur :

« Haudran, votre entrevue avec Lahor Gallian vous aura retenu bien longtemps… »

Son visiteur secoua la tête :

« Juste la matinée. Maître Gallian devait repartir pour Silindar en tout début d’après-midi. »

Derven lissa sa moustache pour dissimuler son amusement ; il posa son verre et désigna un fauteuil vide en face du sien :

« Voyons, vous n’avez pas besoin de rester au garde-à-vous devant moi, même si vous vous sentez coupable. »

Le jeune homme se détendit ; un léger sourire éclaira son visage. Il s’installa en vis-à-vis de son tuteur, qui se pencha vers le guéridon pour remplir un second verre de marden et le lui tendre avec une quasi-révérence :

« Ce flacon est l’un des derniers présents de Brent. Nous n’avons qu’à le boire à sa mémoire ! »

Brent Tallamond, son meilleur ami depuis l’Académie et l’ancien officier supérieur d’Haudran, avait succombé à l’abordage de sa nef lors de la Guerre des Comptoirs. Il avait agonisé deux jours durant au-dessus d’un océan surchauffé, loin de la nombreuse famille auprès de laquelle il aspirait tant à finir son existence.

Le jeune homme accepta la liqueur mordorée ; un moment de tristesse pensive réunit les deux occupants de la pièce. Puis, comme d’un commun accord, leurs yeux se rencontrèrent au-dessus de leur verre levé. Derven savoura les arômes riches de l’alcool avant de le sentir couler comme un trait de feu dans son gosier. Il observa Haudran à la dérobée ; le conflit ne l’avait laissé indemne ni de corps ni d’esprit, mais il avait su conserver un idéalisme qui ramenait le vieux militaire à l’époque de ses jeunes années, dans un monde qui n'avait pas encore sombré dans l'absurdité.

Aucune parenté de sang ne les liait, mais depuis que le garçon était devenu son pupille, dix ans plus tôt, il le traitait comme s'il avait été son propre neveu. Malgré la déférence que son protégé persistait à montrer envers lui, leurs rapports évoluaient peu à peu vers une profonde amitié.

Derven fut le premier à rompre le silence, d'un ton inquisiteur :

« Votre entrevue avec Gallian a-t-elle été écourtée de son propre chef ou du vôtre ?.

― Oncle Derven… » protesta le jeune homme avec lassitude

Le vieux militaire secoua la tête, fataliste :

« Je vous connais trop bien, Haudran. Je sais que vous prisez bien plus les livres d’histoire que les livres de compte, mais il est plus que temps que vous vous préoccupiez de la gestion de votre patrimoine. Je n’ai pas à vous rappeler que d’ici quelques mois, vous serez officiellement majeur. »

Il évita d’ajouter qu’il ne comprenait que trop les réticences du jeune homme à se plonger dans des domaines qui ne suscitaient chez lui qu’ennui. Mais dans la vie civile comme dans la vie militaire, certains devoirs demeuraient incontournables.

« Vos avoirs sont assez considérables pour attirer bien des convoitises et Gallian n’est pas éternel. Vous aurez peine à trouver un intendant aussi fiable que lui.

― L’âge de maître Gallian n’est pas si vénérable, protesta Haudran. Il sera bien plus compétent que je ne le suis pour se choisir un successeur !

― Vous ne pouvez savoir ce que l’avenir réserve, répondit sévèrement son tuteur. Votre père a laissé quelques indélicats s’attribuer une bonne partie de ses intérêts, avant que votre mère ne reprenne la situation en main et n’engage Gallian. Contrairement à votre oncle Georden, il n’a jamais brillé par ses talents de gestionnaire.

― Et il est dans la nature des choses que je tienne de mon père, non de mon oncle. »

Derven détourna la tête et plongea son regard dans les profondeurs dorées de son verre, refusant de commenter ces paroles amères. Ethan avait été son ami, bien des années plus tôt, avant que sa réserve ne se transformât en froideur, sa sévérité en dureté. Avant qu’il n’empruntât une route ténébreuse qui l’avait mené à la folie et la mort. Il frissonna légèrement : non, Haudran ne devait rien à son glacial géniteur !

« Il est vrai que tout le monde ne peut se vanter de posséder les talents financiers de Veren aur'Garraten », ajouta avec une touche de sarcasme le jeune homme, qui n’avait pas perçu le trouble soudain de son tuteur.

Le vieux militaire le regarda avec une expression de surprise contrariée. Il comprenait mieux que quiconque l'attitude de son pupille, mais il s’engageait sur une pente dangereuse :

« Haudran, vous ne pouvez raisonner de la sorte. Nous savons malheureusement quel rôle le Grand Argentier a joué dans le déclenchement de la guerre, mais il représente un cas extrême. Ne me dites pas que vous adhérez à cette idée surannée selon laquelle un noble ne doit pas se salir les mains à manipuler des richesses.

― Bien sûr que non. Je crois en d’autres idées surannées : qu’il est de notre devoir d’œuvrer pour le bien du royaume et qu’il existe une différence entre veiller sur ses intérêts et les faire passer avant ceux de la Couronne.

― Certes, répliqua-t-il non sans dureté, tout comme il existe une nuance entre veiller un minimum sur ses biens et les abandonner aux mains des premiers venus ! Il est vrai, ajouta-t-il d’un ton plus bienveillant, que personne n’a veillé à vous donner cette formation, que ce soit dans cette… pension ou à l’Académie. J’ai pour avis que vous devriez profiter de cette accalmie pour vous initier aux affaires : vous ferez cela fort bien, comme toutes les choses auxquelles vous vous appliquez. »

En dépit du compliment implicite, l’expression d’Haudran ne témoignait pas d'un enthousiasme brûlant ; cependant, il opina gravement :

« J’en ai conscience. Mais hélas, l’accalmie que vous mentionnez risque d’être de courte durée ! L’Amirauté a entrepris de reconstituer l’effectif du Ferragon, sans qu’aucun des officiers et sous-officiers n’ait été préalablement averti. »

Par-dessus le guéridon qui les séparait, Derven se ploya vers le jeune homme :

« Comment l’avez-vous donc appris ?

― Je me trouvais au port quand un nouveau membre d’équipage est arrivé, un gabier issu de la Marchande.

― D’où votre retard ?

― Nous sommes de nouveau en temps de paix. Il n’est pas urgent de compléter l’équipage d’une nef de chasse telle que le Ferragon, qui en ce moment n’appareille que pour quelques exercices de vol. Je ne veux pas tirer de conclusions trop hâtives, mais je suppose que l’état-major a des projets qui nous impliquent. »

Derven observa pensivement les flammes, sans vraiment les voir :

« Et vous n’avez pas eu l’occasion d’en parler à l’amiral Matven ?

― Certes non, protesta Haudran. Je ne voudrais pas lui laisser penser que cette perspective me cause un quelconque problème. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi j’userais de passe-droits pour connaître une information dont je bénéficierai bientôt. »

Son tuteur hocha lentement la tête :

« Je comprends. Cela dit, la perspective d’une nouvelle mission ne serait pas pour vous déplaire ! »

Le jeune homme se pencha en avant, les coudes appuyés sur les genoux.

« Oui… et non. Il est certain qu’après les cadences d’enfer que nous avons menées pendant la guerre, j’ai le sentiment d’être pris au piège à Orebrune. Toutes ces cérémonies, toutes ces festivités qui ont été organisées autour de la victoire ont été… pesantes. Mais moins que ces longues journées vides. Un peu d’action apporterait un changement bienvenu. Pourtant...

― Pourtant ? »

Haudran reposa son verre encore à moitié plein et baissa la tête vers ses mains jointes. Son visage exprimait une gêne inhabituelle, comme chaque fois qu’il devait aborder des sujets intimes.

« Eh bien, finit-il par avouer, j’attendais ma majorité pour entreprendre… certaines démarches. Comme vous l’avez dit vous-même, c’est l’affaire de quelques mois. Mais si le Ferragon est dépêché pour une mission longue ou lointaine, je devrai repousser ces démarches d’autant.

― Vraiment ? s’étonna Derven en haussant un sourcil candide. Aurais-je été injuste à votre égard, en vous accusant de ne pas vous préoccuper de vos devoirs d’administration ? »

Haudran se redressa, un peu surpris, et se reprit précipitamment :

« Il ne s’agit pas réellement… de ce genre d’affaires. »

Derven lissa sa moustache afin de dissimuler un sourire qui s’élargissait, tandis que son pupille s’absorbait dans la contemplation des motifs du tapis. La vie ne s’était pas montrée clémente envers Haudran ; malgré tout, sa gêne et sa confusion prouvaient que la guerre n’avait pas porté un coup fatal à sa jeunesse. Amusé, le vieux militaire décida de voler à son secours :

« N’ayez crainte, je comprends tout à fait votre position et j’approuve totalement votre choix. Cette jeune personne devait commencer à se demander si vous oseriez un jour ! »

Haudran releva vers lui des yeux débordants de soulagement.

« Si vous souhaitez que cette démarche ait lieu dès maintenant, poursuivit Derven, il me sera agréable de faire le nécessaire. Les aur'Randlan ont toujours montré un sens des convenances qui frise l’obsession. En tant que tuteur, je leur écrirai en votre nom afin de fixer une date pour la demande. Une fois cette formalité accomplie, l’accord de l’Amirauté ne fera aucun doute.

― Seulement si la famille donne le sien, murmura le jeune homme d’une voix chargée de doutes. Certes, le gouverneur Eyerton m’a en grande amitié, mais ni sa fille ni son gendre n’ont jamais manifesté envers moi… de chaleur excessive. »

Les épaules affaissées et l’expression sombre d’Haudran témoignaient de son appréhension. Derven sentit l’irritation le gagner :

« Ils sauront vite où est leur intérêt. S’ils refusent une union aussi avantageuse pour eux, ils ne feront que se couvrir de ridicule. »

En dépit de l’assurance qu’il manifestait, il était conscient que le jeune homme avait des raisons d’éprouver de l’inquiétude. Aux yeux d’une partie de la haute société du royaume, le père d’Haudran avait jeté sa propre lignée dans un opprobre durable dont le garçon endurait toujours les effets. Trahison. Mésalliance. De bien grands mots qui ne traduisaient qu’une interprétation simpliste et néfaste des faits. Mais à force d’être murmurés de bouche à oreille, ils flottaient comme des effluves de poison que ni la richesse, ni la puissance, ni l’héroïsme ne pouvaient dissiper.

« Une union avantageuse… Je me vois donc réduit à un nom et une liste de biens, soupira le jeune homme.

― Cette perspective ne me réjouit pas plus que vous, mais vous devriez parfois considérer les avantages qui vont avec votre position, plutôt que n’en contempler que les devoirs. »

Haudran hocha gravement la tête, mais une ombre de sourire effleura ses lèvres :

« Y parvenez-vous ? »

Surpris, le vieux militaire faillit avaler de travers sa dernière gorgée de marden.

« Votre remarque est sans objet, protesta-t-il. Je possède un nom honorable, des moyens confortables, mais ce n’est en rien comparable avec votre position.

― Mais vous êtes à même de me comprendre. »

Derven fronça les sourcils :

« Si vous tentez de me faire dire que je suis bien mal placé pour vous raisonner ainsi, vous êtes dans le vrai. Mais ce serait fort triste que vous vous réveilliez à mon âge aussi aigri et misanthrope qu’un homme peut l’être. Une bonne dose de réalisme permet parfois de préserver l’essentiel.

— Vous ne m’avez l’air ni aigri, ni misanthrope ! » protesta son pupille, non sans amusement.

Le vieux militaire s'adoucit :

« Haudran, le cynisme est souvent la seule défense des véritables idéalistes quand la lucidité les frappe. Ne changez pas ce que vous êtes, mais ne laissez pas le monde retourner votre droiture contre vous-même. L’exercice est difficile, j’en conviens ! Mais je vous aiderai autant que faire se peut. »

Même si cela voulait dire qu’il devrait remettre à plus tard ses projets de retraite chèrement gagnée. Haudan n’avait pas tort : le devoir, autant envers son pays qu'envers les siens, persistait à gouverner son existence.

« Laissez-moi à présent, ajouta-t-il d’un ton bourru, que je puisse prendre ma plume et me mettre à la tâche. Je ne suis qu’un piètre littérateur, mais les aur'Randlan devront s’en contenter ».

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