32. Cours bouleversé

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Arthur

Lorsque je sors de ma tente vêtu d’une simple chemise, je me rends compte que l’automne est vraiment arrivé et qu’il fait déjà bien frisquet en ce matin où le soleil, pourtant présent, ne parvient pas à réchauffer l’atmosphère. Je frissonne et entre à nouveau dans mon antre où je récupère la doudoune au logo de l’ONG que j’enfile en regardant vers le coin où nous avons installé Lila la veille. Elle vient de se rendre au bâtiment principal pour se laver et prendre un petit-déjeuner. J’ai un peu débattu avant de l’envoyer là, mais vu l’emplacement de ma tente, cela ne faisait pas de sens de l’envoyer dans la partie du camp où se trouvent les réfugiés.

J’essaie de ne pas penser à la soirée d’hier soir, si douce, si intense, même si tous les détails me ramènent à Julia. La militaire s’impose en effet dans mes réflexions dès que mon cerveau n’est pas occupé à autre chose. C’est fou comme quelques baisers peuvent tout changer. Pourquoi ne l’ai-je pas rencontrée dans d’autres circonstances ?

- Si tu l’avais rencontrée dans d’autres circonstances, jamais elle ne se serait intéressée à toi. Là, c’est juste que tu es le seul barbu du camp. Ne te fais donc pas d’illusion et va bosser plutôt que de rêver.

Je lève les yeux au ciel et me dis que je suis vraiment fou si ma propre petite voix m’exaspère à ce point-là. Peut-être que le terrain ne me réussit pas, en fait. Derrière mon bureau, je ne l’entendais presque jamais la petite voix alors que là, c’est quasiment tous les jours !

- Tu avais une vie chiante au bureau. J’avais rien à dire. Mais là, bordel, tu les accumules, les folies ! Aller embrasser la Lieutenant du camp. Mais à quoi tu penses ?

A quoi je pense ? Mais à ses yeux magnifiques dans lesquels je me noie dès que je plonge dans son regard. A son corps splendide sur lequel je fantasme et que j’ai envie de découvrir sans cet horrible treillis informe. A la gentillesse et l’humanité qui se dégagent d’elle et qui me font voir qu’au-delà de la militaire se cache une femme sensible et adorable. A ce sentiment qui naît au fond de moi à chaque fois qu’elle entre dans mon champ de vision et me fait perdre tous mes moyens. Pas étonnant que ma vie ne soit plus chiante !

Je ressors de la tente alors que je constate que Dan n’y a pas passé la nuit. Je me demande où et avec qui il s’est amusé cette nuit. La bimbo étant repartie, il a dû se trouver une autre conquête. Vu le peu de femmes présentes dans l’équipe, j’espère qu’il ne s’est pas rabattu sur une des femmes du camp. Bref, je ne vais pas le juger alors que je bécote la cheffe de ce camp en cachette.

En marchant appuyé sur ma béquille vers la grande tente principale du camp, je regarde autour de moi et constate que tout fonctionne désormais de manière plutôt fluide. Même les vaches et les poules ont l’air d’avoir trouvé leurs marques. Comme tous les matins, je m’arrête un instant devant le pré où ruminent les cinq bovidés dont la placidité à toute épreuve a toujours un effet apaisant sur moi. J’entends des pas qui courent derrière moi et j’ai le plaisir de voir que Lila vient me rejoindre et se saisit de ma main. Ses petits doigts serrent ma grande paluche et un incroyable sentiment de tendresse emplit mon cœur. Je sais que je ne devrais pas m’attacher, mais ça va être compliqué de me séparer d’elle quand j’aurai trouvé une nouvelle famille d’accueil.

Nous marchons main dans la main jusqu’à la grande tente où j’organise les cours de français. Le matin, ce sont les enfants qui viennent et c’est souvent moi qui m’en charge. J’aime bien le côté professeur, c’est enrichissant et les enfants apprennent à une allure folle. Beaucoup plus vite que leurs parents qui galèrent sur le vocabulaire alors que leur progéniture, je n’ai qu’à leur dire les mots une fois pour qu’ils s’en souviennent.

Avec l’aide de Lila, j’installe les chaises pliantes fournies par l’ONG dans la salle et une fois de plus, je me félicite des dépenses que j’ai autorisées quand j’étais au bureau en France. Maintenant que j’ai eu une petite piqûre de rappel du côté terrain, je pense que je vais me montrer plus généreux sur les fonds alloués. C’est fou comme quelques euros bien dépensés peuvent faire des différences énormes dans les missions ! Ces chaises sont juste magiques. Légères, peu encombrantes et très pratiques ! Il faudra que je pense à remercier le fournisseur.

En attendant les autres, Lila s'assoit sur une des chaises et se plonge dans la lecture d’un livre imagé décrivant les animaux du jardin. A côté de chaque image, il y a le mot correspondant et je la vois, appliquée, qui bouge les lèvres en essayant de prononcer les noms de nos voisins à ailes ou à poils. De l’entrée de la tente où je me suis positionné, j’ai une vue sur le reste du camp et je vois que les enfants sont en train d’arriver par petits groupes. Il y a une petite agitation à l’entrée du camp et je constate que Julia est déjà sur place et fait ouvrir le portail pour un camion qui doit venir du campement principal. Je ne sais pas pourquoi, mais un mauvais pressentiment s’empare de moi à la vue de ce camion dont la venue matinale ne peut signifier qu’une chose : le Colonel est déjà au courant de la sortie d’une partie des réfugiés. Je soupire et plains dans ma tête Julia qui va devoir gérer cette situation, avant de fermer le bâche de la tente pour commencer le cours.

Les enfants sont particulièrement attentifs, comme ils le sont toujours et se sont calmés après leur arrivée tout excités où ils sont tous venus voir Lila. J’ai compris qu’ils lui posaient des questions sur moi, sur son nouvel abri et j’ai vu qu’elle était toute fière de raconter à ses camarades qu’elle était maintenant chez “le Boss” comme ils m’appellent. Tout à coup, au milieu d’une explication sur le verbe chanter, des cris retentissent à l’extérieur et je reconnais la voix de Julia qui porte jusqu’à nous.

- Je vous interdis d’entrer ici ! Vous n’avez aucune autorité dans ce camp et aucune preuve de ce que vous avancez !

- Nous avons les ordres du Colonel. Il n’y a pas à discuter et si vous insistez, je ferai un rapport à la hiérarchie ! Vu comment le camp est géré, je vous plains pour la suite de votre carrière, Lieutenant !

- Mais faites-donc, je n’en ai absolument rien à cirer ! C’est votre comportement qui est discutable ! On n’arrête pas un homme sans preuves concrètes ! Nous n’avions aucune idée qu’il s’agissait de rebelles, et Monsieur Zrinkak ne mérite certainement pas de se retrouver en cellule pour ces conneries ! crie Julia alors que les voix se rapprochent. Et baissez-moi vos foutues armes, il y a des enfants ici, putain !

Tout le monde s’est arrêté de bouger dans la tente et je vois que les enfants ont tous tourné la tête vers les voix qui crient et se rapprochent. Les mots qu’a prononcés Julia résonnent dans ma tête. Ils sont venus m’arrêter ? Mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour mériter ça ? J’en suis là dans mes réflexions quand tout à coup, la bâche à l’entrée de la tente s’ouvre et un soldat armé pénètre vite suivi de Julia qui essaie de l’arrêter.

- Vous faites quoi, ici avec vos armes ? Vous ne voyez pas que je suis en train de faire cours et qu’il y a des enfants ! Rangez donc votre fusil et attendez que je finisse. On discutera après !

J’essaie de gagner du temps et de parler fermement, mais je sens que ma voix n’est pas aussi assurée que je le souhaiterais et qu’il n’y a aucune chance pour qu’il fasse ce que je lui demande.

- Monsieur Zrinkak, veuillez me suivre. Pas la peine de chercher à discuter, j’ai déjà suffisamment blablaté pour ce matin.

- Vous suivre ? Mais pour aller où ? Je n’ai pas fini mon cours ! Julia, il se passe quoi, là ? Tu peux m’expliquer ?

- Le Gouvernement a eu vent d’un groupe de rebelles sur le camp et se dit qu’il peut venir faire ce que bon lui semble dans un campement estampillé ONU et Armée française. Apparemment tu organises la rébellion, Monsieur le Rebelle.

- Et c’est l’armée française qui vient m’arrêter ? On n’est plus au temps de la GESTAPO quand même !

- Monsieur Zrinkak, gardez vos injures pour vous et suivez-nous tout de suite sans faire d’histoire. On a des ordres et on va les faire respecter, me dit le soldat qui a l’air de mener le groupe en pointant son arme vers moi.

J’hésite entre lui répondre que c’était justement la réponse et l’excuse donnée par les collabos et m’insurger contre ce qu’il sous-entend. Je me tourne vers la classe, ignorant royalement le groupe de soldats.

- Les enfants, la classe est finie pour aujourd’hui. Allez retrouver vos parents. Lila, essaie de trouver Dan ou Lorena et dis-leur que je t’ai envoyée vers eux. Allez ! Vite ! Filez !

Alors que les enfants commencent seulement à se lever, je sens quelqu’un qui m’agrippe par la manche et me retourne violemment pour me retrouver face au soldat qui pointe son fusil sur ma poitrine.

- Mais c’est pas bientôt fini votre zèle à la con, là ? s’insurge Julia en s’interposant entre le fusil et moi. Vous croyez quoi, qu’il va vous attaquer avec son stylo ou sa béquille ? Depuis quand est-ce qu’on traite nos concitoyens de la sorte ? Un peu de respect, merde !

- Reculez-vous, Lieutenant, ou je vous arrête aussi pour refus d’obtempérer à un ordre direct d’un supérieur.

- Julia, laisse, je vais le suivre, murmuré-je. C’est moi qui suis dans la merde, pas besoin que tu t’y mettes aussi.

- Ah ! Vous reconnaissez que vous êtes dans la merde ? C’est un aveu, Monsieur Zrinkak ?

- Ecoute, Sergeant Ducon, m’énervé-je, je sais que ton cerveau de soldat demeuré ne te permet pas une grande réflexion, mais tu as intérêt à te calmer et à maîtriser ta testostérone, sinon je peux te dire qu’une fois cette affaire résolue, c’est toi qui vas te retrouver rétrogradé et à t’occuper des latrines. Alors, oui, je vais te suivre, mais tu arrêtes les menaces et tu te calmes tout de suite ! Tu sors tout de suite et tu m’attends dehors. J’arrive dans cinq minutes, c’est compris ?

Tout le monde se tait et la scène est comme figée devant ma colère et mon emportement. Je crois que j’ai surpris tout le monde par ma véhémence et je suis étonné de voir le soldat obtempérer et se retirer de la tente après m’avoir jeté un regard noir.

- Cinq minutes, Monsieur Zrinkak. Pas une de plus, me lance-t-il en s’éclipsant, bientôt suivi par tous les enfants qui sortent sans un bruit.

Je m’affale sur une chaise, épuisé par ce qui vient de se passer et me tourne vers Julia dont l’expression ne masque toujours pas sa surprise.

- Il se passe quoi, Julia ? Ils pensent que c’est moi qui organise la rébellion ou quoi ? Que je recrute pour eux peut-être ?

- Je n’en sais rien, soupire-t-elle. Je crois que le Colonel se protège. Le Gouvernement a dû entendre parler des rebelles partis hier, et il se dit que pour éviter les emmerdes et que ça ne remonte plus haut, il vaut mieux qu’il coopère en te faisant arrêter. C’est la merde, Arthur. Je ne sais même pas où ils t’emmènent, cet abruti ne veut rien me dire.

- Je suppose que je n’ai pas le choix. Il vaut mieux que je coopère et qu’on en finisse vite, non ?

- Je crois que ça vaut mieux, oui, marmonne-t-elle en s’accroupissant devant moi, ses mains sur mes cuisses. Arthur, fais attention à tout ce que tu dis. Pas d’humour, pas d’esclandre. Tu en dis le moins possible et tu réponds à leurs questions sans jamais insinuer que tu étais au courant qu’ils n’étaient pas de simples réfugiés. Je fais tout mon possible pour te sortir de là au plus vite.

- Pas d’esclandre ? Je ne vais quand même pas me laisser faire, non plus ! Mais tu as raison, je vais essayer de faire profil bas. Avec un peu de chance, je suis de retour ce soir, une fois que tout ça sera éclairci. Tu peux prévenir le siège de l’ONG ? Ils vont mettre les avocats sur l’affaire, ça va nous aider.

- Compte sur moi. Mais… Ne t’attends pas à être de retour ce soir, non… Je doute que tout soit réglé si rapidement. Ils cherchent un coupable, et tu es la personne idéale…

- Je sais que je suis l’homme idéal, dis-je en tentant une pointe d’humour pour détendre l’atmosphère. Si seulement les jolies femmes comme toi pouvaient s’en rendre compte. Bon, j’y vais avant qu’il ne nous canarde. Avec son cerveau d’abruti, il en serait bien capable.

Je me lève et me dirige vers la porte, toujours en m’appuyant sur ma béquille, résigné sur ce qui m’attend quand tout à coup je sens Julia dans mon dos qui me retient. Ses mains s’emparent de ma nuque et elle se jette contre moi pour m’embrasser. Je l’enserre de mon bras disponible et partage avec elle ce nouveau baiser aux accents désespérés. Tout mon corps réagit à sa proximité mais, trop vite, elle s’éloigne de moi et rompt notre étreinte. Je lui souris tristement et sors dans la fraîcheur de ce matin qui bouleverse notre existence. Alors que je pensais que tout était plutôt bien parti pour cette mission, que je commençais à espérer avoir trouvé une femme me correspondant, me voilà menotté et ballotté à l’arrière d’un camion militaire qui m’emmène je ne sais où.

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