15. La nuit de Mama Ours

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Julia

Je mets le point final à mon rapport au Colonel avec un soulagement non feint, et ne prends même pas le temps de le relire avant de le lui envoyer. C’est bon, deux jours là-bas et un rapport, je pense avoir ma dose du village de Belroutçà. Heureusement, le deuxième voyage s’est révélé plus positif que la première fois. Quel bonheur de trouver des survivants, de remettre un peu de vie dans ce triste paysage ! Il est clair que nous allons vite manquer de place ici, mais cela en vaut la peine. Chaque vie sauvée en vaut la peine, d’ailleurs.

Il est tard, mais je n’ai pas vraiment sommeil, alors je décide d’aller faire le tour des postes de garde afin de voir si tout ce petit monde marche au pas. Je remets ma veste de treillis et m’attache les cheveux avant de descendre et de fouler le sol en terre qui risque d’être impraticable, ou tout du moins bien galère, quand il pleuvra.

Je ne croise aucun de mes hommes sortis ce jour. Si nous n’avons pas subi d’attaque, la balade n’a pour autant pas été si tranquille et j’imagine que tout le monde est content de retrouver sa couche, surtout qu’il est déjà tard. Ou alors ils se sont retrouvés au réfectoire pour boire un coup, et je ne suis évidemment pas invitée.

Tout roule sur les différents postes de surveillance, les gars sont à l'affût et je n’ai rien à leur reprocher. C’est parfait, même s’ils sont plutôt étonnés de me voir débouler. La logique voudrait que ce soit Snow qui fasse ces petites inspections, mais j’aime bien mettre moi-même mon nez un peu partout pour vérifier que tout roule. Je repasse même par le camp, cachant mon arme de poing sous ma veste et la jouant aussi décontractée que possible. C’est encore bruyant, plein de vie, et c’est un baume au cœur inimaginable.

En retrouvant mes quartiers, il me faut peu de temps pour me glisser sous le drap fleuri absolument dégueulasse que Mirallès a dû choper dans la ferme. Ils sont vraiment laids, bien trop colorés, et j’en viens presque à regretter le duvet de l’armée. D’ailleurs, je suis presque certaine que je dormirais mieux emmitouflée dans mon sac de couchage. Il est tard et je peine à trouver le sommeil. Je déteste constater les dégâts collatéraux d'une guerre, surtout quand ils sont humains. Et je n’aime pas non plus voir tous ces lieux où régnait la joie, devenus des ruines hantées par les personnes qui y ont perdu la vie.

Constatant que le sommeil ne sera pas mon ami cette nuit encore, je me relève et enfile un jogging avant de descendre prendre l’air. Je pourrais courir, tenter de m’épuiser pour tomber comme une masse, mais j’ai aussi des dossiers pour les prochaines missions à étudier et je ne risque pas d’être dérangée à cette heure, même si je me pose sur l’une des tables installées près de la grange. C’est donc au clair de Lune et des lumières du campement que je me retrouve à découvrir les informations fournies par le centre des opérations de la base. D’autres lieux possibles d’exploration, de nouveaux bombardements à une centaine de kilomètres d’ici.

Je sursaute en entendant un bruit derrière moi et me retourne brusquement, la main posée sur mon arme.

- Bon sang, Arthur, soupiré-je. On ne se pointe jamais dans le dos d’une personne armée, vous êtes fou ou quoi?

- Vous êtes toujours armée ? Vous pensez que le campement n’est pas sûr ?

- Je pense qu’on n’est jamais trop prudent, mais tout roule. Espérons que ça dure.

- Tout roule ? J’ai pourtant l’impression que la terre ne roule pas rond, moi. Jamais je n’avais vu une telle horreur ! Et vous savez quoi ? Ce ne sont pas les rebelles qui ont fait ça.

- Pardon ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Qui a fait ça ? L’armée ?

- Le Gouvernement. Ces charmants hommes qui nous ont accueillis et nous permettent de faire notre travail, eh bien, ce sont eux qui sont responsables du bombardement, pas les rebelles. J’ai surpris les discussions des réfugiés quand on les a ramenés.

- Mon Dieu… Vous êtes sûr de ça ? C’est… Vraisemblable, j’imagine, mais pourquoi ?

- Vu ce que je sais du Gouvernement et mon expérience personnelle, ils veulent créer le chaos pour faire ce qu’ils veulent au niveau politique. S’accrocher au pouvoir quel qu’en soit le prix. Et blâmer les rebelles pour pouvoir réprimer toutes les oppositions. Vous vous rendez compte que le Président est au pouvoir depuis trente-huit ans !

- Je vois… Magique ce Gouvernement… Qu’est-ce que vous faites debout à cette heure, au fait ?

- Une vache a meuglé, ça m’a réveillé, me répond-il alors que son regard se fait fuyant, me démontrant ainsi que la réalité est toute autre avant de me faire un clin d'œil. Quelle idée de les avoir fait venir dans ce campement !

- C’est vrai, vous avez raison, il faut vraiment avoir une case en moins, souris-je. Vous voulez vous asseoir ?

- Oui, vous êtes assise sur ma table, d’ailleurs.

- Votre table ?

- Ben oui, c’est ici que je viens quand j’ai envie d’un peu de calme. Vous n’avez jamais remarqué comme on voit bien les étoiles d’ici ?

- J’ai surtout remarqué que c’est loin des gens, pour être honnête, ris-je en levant les yeux vers le ciel.

- Il faut prendre le temps de regarder, ici. Voyez, là-bas, entre les deux montagnes ? A cette période de l’année, la Grande Ourse est juste entre les deux. C’est de là que vient le surnom donné par les habitants aux deux crêtes : Mama Ourse et Papa Ours.

- Je vois, murmuré-je en prenant le temps d’observer. Alors, vous êtes né ici ?

- Je suis né et j’ai grandi pas loin d’ici, en effet, de l’autre côté de la vallée. Mais je suis parti il y a longtemps. C’est un peu pour ça que l’ONG m’a demandé d’assurer cette mission. Et c’est sûrement pour ça que je la prends trop personnellement et que je vous embête autant.

- Vous ne m’embêtez pas, c’est juste que… Je n’aime pas qu’on me prenne pour une personne sans cœur sous prétexte que je suis dans l’armée, que je porte un flingue ou que je suis un peu froide. Et quand vous arrivez avec vos grands chevaux, vos préjugés et votre volonté d’aider en vous imaginant que je ne suis là que pour oppresser et tuer, ça m’agace…

- Vous le portez bien le flingue, me dit-il en regardant mes hanches sur lesquelles son regard traîne peut-être un peu trop. Mais un flingue, c’est fait pour tuer, non ?

- Il est avant tout là pour me défendre et défendre les personnes dont je suis responsable, en vérité.

- C’est vrai, j’ai vu. Vous me défendez même quand je fais des bêtises, sourit-il.

- La mort d’un responsable de mission d’une ONG, ça ferait tache sur mon CV, dis-je en lui faisant un clin d'œil.

- Ah oui, je comprends, répond-il, songeur, avant de se tourner vers moi et plonger ses magnifiques yeux dans les miens. Vous pensez que je pourrais aller voir le village où j’ai grandi ou bien c’est trop dangereux ?

- Chaque centimètre carré de ce pays est dangereux, Arthur. Il faudrait que je me renseigne sur l’état du village et les alentours. Tout est possible, mais tout est risqué. Et puis, je ne peux pas faire sortir une équipe sans me justifier auprès de mon supérieur.

- Oui, je comprends. C’est déjà merveilleux d’être de retour ici, même si les circonstances sont horribles. Je vais m’en contenter et admirer le spectacle alentour sans me priver.

Ses yeux sont posés sur moi quand il dit ça. J’ai l’impression de faire partie du spectacle et cette idée, loin de me gêner, me fait frissonner. Je me secoue mentalement et lui souris.

- On verra ça… Dites-moi, Arthur, comment vous vivez tout ça ?

- Intensément ? me répond-il avec son regard qui me fait un effet aussi intense que ses mots. Je ne sais pas comment l’expliquer. Avec chaque famille aidée, j’ai l’impression que c’est ma famille que j’aide. C’est très personnel… Trop peut-être ?

- On ne choisit pas nos métiers sans implication personnelle, donc… Le tout, c’est de réussir à faire la part des choses. Et cette sortie, aujourd’hui ?

- Perturbant de voir tous ces morts. Mais je n’ai pas eu peur en votre présence. Quelle barbarie la guerre.

- Effectivement, soupiré-je. On se passerait volontiers de ce genre d’images… N’hésitez pas à aller voir au centre médical, si… Je ne sais pas, si vous avez du mal à dormir, si c’est trop lourd.

- C’est pas mal d’avoir du mal à dormir. On se lève, on marche… Et on fait des rencontres intéressantes !

- Vous voulez dire des militaires insomniaques ennuyeuses qui ne cherchent que la bagarre ?

- C’est tout vous, ça ! Je pensais plutôt à des jeunes femmes mignonnes, leur grosse arme sur la hanche et leurs rangers de combat aux pieds !

- Oh, ris-je en regardant autour de moi pour masquer ma gêne. Vous ne devez pas en croiser beaucoup. L’armée, ce n’est pas l’idéal pour ça. Par contre, pour une femme, c’est le bon plan, jusqu’à ce qu’elles aient un grade supérieur. Enfin, peu importe le grade si ça concerne des humanitaires bornés.

- C’est admirable, vous savez, la façon dont vous gérez tout, ici. Sous votre joli minois, il y a aussi un cerveau on dirait !

- Et un soupçon d’humanité. Si si, je vous jure !

- Un soupçon ? Je peux voir où vous le cachez ?

Je le regarde avec de grands yeux avant de littéralement éclater de rire. Je n’avais encore jamais vu cette facette, et je dois dire qu’elle est plutôt agréable, bien que je sois légèrement mal à l’aise.

- Dites-donc, Monsieur Zrinkak, vous ne seriez pas en train de me draguer, par hasard ?

- Je n’oserais pas. Outrage à un officier supérieur, ça mérite quoi ? Les latrines ? Le mitard ? J’ai des gens à sauver moi, pendant que vous tuez, il ne faut pas l’oublier me dit-il, moqueur et l'œil rieur.

- Le mitard, assurément ! Après quelques tortures de certains de mes hommes, ris-je.

- Vous ne faites pas les tortures vous-même ? Je suis déçu, me rétorque-t-il avec une moue craquante dans sa barbe.

- Non, mon soupçon d’humanité m’en empêche. En revanche, Snow est très performant pour ça. Aucun cœur, mais il me tuerait s’il savait que je dis ce genre de choses de lui.

- Vous avez l’air très proche de lui, soupire-t-il, tout à coup plus distant et plus froid. C’est bien d’être secondée par quelqu’un que vous appréciez.

- Mathias m’a sauvé la vie à plusieurs reprises, et inversement. Nous avons commencé ensemble, et c’est lui qui m’a poussée à monter en grade. C’est un ami fidèle, oui, qui prendrait une balle pour moi sans hésiter une seconde.

- Vous voulez aller jusqu’à quel grade ? Ça ne vous suffit pas d’être lieutenant ?

- Je ne sais pas, honnêtement. Je voulais déjà en arriver là pour prouver à tous ces machos qu’une femme peut assurer un poste à responsabilité aussi bien qu’un homme. Et pour prouver à ma famille que je ne suis pas une petite chose fragile. Pour le reste, on verra selon où me porte le vent.

- Vous n’êtes certainement pas une chose fragile, mais mignonne assurément. Avec toutes mes excuses, Mon Lieutenant, rit-il en insistant lourdement sur mon grade. Je vais vous laisser vous reposer et essayer de trouver le sommeil de mon côté. Bonne fin de nuit.

- A vous aussi, Arthur. Et… Posez des mots, si c’est compliqué. N’hésitez pas à aller voir l’équipe médicale, vraiment. Eva sait écouter sous ses airs un peu dingues et… Ça ne fait jamais de mal, dis-je en rangeant mes affaires. Et si vous voulez pouvoir porter une arme en mission, il faudra qu’on trouve un moment pour voir ce que vous valez.

- On ira la voir ensemble, votre Eva. Faut que les chefs montrent l’exemple ! Et pour ce que je vaux une arme à la main, vous serez peut être surprise !

- On verra ça, alors, souris-je. A demain, Zrinkak.

Arthur acquiesce et fait demi-tour pour regagner le campement. Je l’observe partir, perplexe quant à cet échange. Un échange qui m’a un peu trop plu, si je suis honnête avec moi-même, quand je déteste, sur le terrain, les hommes qui se permettent de me draguer. On est quand même passé du tout au tout, tous les deux. Ou alors il a bu et a perdu un peu de ses inhibitions ? Toujours est-il que certaines barrières sont tombées. Peut-être qu’il nous sera plus facile de travailler ensemble maintenant qu’il semble avoir confiance en moi ?

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