13. Mission de sauvetage

9 minutes de lecture

Julia

J’observe le plafond de mes quartiers depuis déjà une demi-heure et le réveil n’est toujours pas près de sonner. J’avais oublié ces nuits mouvementées, ces réveils intempestifs et ces images qui vous reviennent comme un boomerang pour ne plus vous quitter, conséquences de l’horreur de la guerre dont j’ai été témoin.

Après avoir lambiné encore un peu, je me décide à faire bon usage de ce temps gagné sur mon sommeil et d’aller courir un peu pour me changer les idées. Je me lève et enfile mon survêtement avant de m’attacher les cheveux et de me brosser les dents. Ma mère va tirer une tête pas possible en me voyant et pour une fois, elle aura peut-être raison. Elle dit en effet systématiquement lorsque j’arrive à la voir en visio pendant mes missions, que mon regard n’est plus aussi lumineux, plus aussi joyeux et innocent. Je crois qu’elle psychote totalement, je ne suis pas sûre que la qualité d’image lui permette de voir ça, mais sa fille chérie à la guerre rime forcément avec visage triste et marqué. Je ne peux pas dire que j’aime la guerre, mais j’aime ce que je fais, et si bien sûr tout n’est pas toujours rose, je ne me vois, à l’heure actuelle, pas faire autre chose.

Je constate, en descendant aussi silencieusement que possible les marches qui m’amènent à l’extérieur, que les hommes qui dorment dans l’entrée de la grange semblent plongés dans un sommeil profond. Un frisson me parcourt quand je ressens la fraîcheur de ce début de journée. Le soleil fait une percée minime dans la vallée et la luminosité est partielle. Courir ici est compliqué, nous n’avons pas beaucoup d’espace libre au sein de la partie sécurisée et je me retrouve rapidement à faire des allers-retours entre le corps de ferme et la grange.

- T’en n’as pas marre de tourner en rond, Lieutenant ?

Je souris en voyant Myriam se joindre à moi. C’est étrange de l’avoir sous mes ordres, mais pas désagréable de pouvoir la retrouver de temps à autre pour papoter.

- Tu vas bien ? me demande-t-elle en ajustant sa course sur la mienne.

- Ça va. Je rêve d’un bon bain et d’une journée off, mais c’est pas pour demain. Et toi, comment vas-tu ?

- Ça va, mais j’ai envie de sortir. Entendons-nous bien, j’adore aider ces gens, mais le terrain me manque.

- Tu pars en ravitaillement dans deux jours avec ton équipe, un peu de patience, ris-je.

Myriam est du genre tête-brûlée. Je l’adore, mais sur le terrain, c’est une folle. Elle prend tous les risques possibles pour atteindre son objectif, au détriment de sa sécurité, parfois.

- Je risque de castrer Collins d’ici-là. Il est tellement insupportable avec ses remarques sexistes et son comportement avec les réfugiés.

- Qu’est-ce qu’il a fait, encore ? marmonné-je en ralentissant la cadence.

- Il m’a proposé d’aller faire la cuisine plutôt que de retourner la terre pour les plantations, disant que c’était un boulot d’homme. Ah et il n’arrête pas de se plaindre de sa corvée de latrines. Je l’ai entendu déblatérer que tu voulais simplement prendre le dessus sur lui pour montrer à tout le monde que tu peux gérer des hommes. Il déteste l’idée que ce soit une femme aux commandes.

- Pauvre petit chéri. Je vais aller lui apporter un petit-déjeuner au lit et le bichonner pour flatter son ego.

- Bien sûr, tu devrais même lui tailler une pipe histoire de bien le calmer, le petit père, s’esclaffe-t-elle.

- J’y penserai, ris-je en regardant l’heure. Je file à la douche, tu continues à courir ou on s’y retrouve ?

- Rencard sous la douche, Lieutenant canon !

Myriam me fait un clin d'œil et nous rejoignons la grange en silence pour récupérer nos affaires. Je savoure la douche au bloc sanitaire relativement calme, même si le camp se réveille autour de nous. Il ne nous faut pas bien longtemps pour entendre les gars brailler à l’extérieur, et je crois reconnaître la voix de Snow qui demande aux soldats de se calmer.

Lorsque je sors des sanitaires, je n’ai plus rien d’une femme ordinaire. Parée de mon treillis, bien loin de ce qu’Arthur et Snow ont pu voir hier soir, j’ai enfilé l’armure et je me prépare à déconnecter tout ce qui doit l’être dans mon cerveau pour retourner sur cette scène d’horreur.

Je prends mon petit-déjeuner au milieu des hommes, en tête à tête avec Mathias qui me laisse tout le loisir de penser, comme souvent. Nous n’avons pas tant bu que cela hier soir, puisque je lui ai annoncé que nous repartions ce matin, et avons pris le temps d’échanger sur la mission du jour. Quand bien même Arthur veut y aller, se sent prêt, il n’a aucune idée de ce qu’il va voir sur place et nous tenterons de le préserver au maximum. L’avantage d’y être déjà allée, c’est que je connais les coins à éviter, relativement fournis en corps meurtris et en scènes ensanglantées. Snow nous accompagne, ainsi que mon équipe au complet et celle de Martin. Nous devons rester prudents et assurer la sécurité du convoi.

Le Colonel n’était pas vraiment chaud pour que nous y retournions, mais je crois avoir sa confiance puisqu’il a autorisé la mission. Il m’a également prévenue qu’il passerait sur le camp dans la semaine, et ça, en revanche, ça me plaît moins. Malgré tout ce que nous avons fait depuis mon arrivée, j’ai l’impression que rien n’est jamais assez, que tout pourrait être amélioré.

- J’ai l’impression que toutes tes pensées s’affichent sur ton visage, ce matin, finit par me dire Mathias, me sortant de mes pensées. La carapace est fendue, Julia, fais gaffe.

- C’est l’effet du rhum, sans doute, soupiré-je en me levant pour aller vider mon plateau.

- Arrête de te stresser pour Zrinkak, il s’en remettra, comme nous tous. Il est un peu trop naïf, ça lui fera sans doute du bien.

- Quelque chose me dit que cette naïveté cache bien des épreuves…

Oui, notre conversation d’hier soir me tourne en tête aussi, en plus de tout le reste. Difficile d’oublier ses mots, qui affirment plus ou moins franchement qu’il a connu la guerre de près, et pas du côté de l’ONG. J’ai hésité à lui poser des questions hier soir, mais je déteste qu’on m’interroge sur tout ça, alors pourquoi le ferais-je subir à quelqu’un de mon côté ?

Lorsque nous arrivons près des véhicules, Arthur est déjà là et bougonne quand Martin lui tend un gilet pare-balles qu’il enfile sans aucune joie.

- Bonjour Arthur. Vous êtes prêt ?

- Bien sûr que je suis prêt. Sinon, je serais encore au lit, non ?

Je lève les yeux au ciel et lui fais signe de monter. Il prend vraiment tout trop légèrement, ça me donne envie de lui secouer les puces et de lui remettre les pendules à l'heure. Ou alors c'est moi qui suis définitivement dans un mauvais mood, ce matin. Monsieur Légèreté s'installe à l'arrière alors que je prends place aux côtés de Snow, qui démarre rapidement. Après quelques minutes d'un silence royal, je me tourne vers notre invité, occupé à regarder par la fenêtre.

- Arthur, aussi borné que vous soyez, sur le terrain, soumettez-vous à nos ordres. Il en va de votre vie.

- Je suis pas aussi fou que j’en ai l’air. Le coup des mines m’a servi, vous savez ?

- Bien. C'est un petit village dont le centre a été bombardé, une rue avec des bâtiments de chaque côté… Et l'école également. La route n'est plus accessible, il faut qu'on marche à travers les débris. Ça va le faire ?

- Oui, et vous avez cherché où la première fois ?

- On a fait le tour de l'école, le gymnase était encore à peu près accessible, tout comme une salle de classe. Pour le reste… Bref, et on a ratissé la rue autant que possible.

- Vous êtes allés dans l’église ? La porte devait être bloquée, non ?

- Dumont y est allé avec deux autres hommes oui, elle a été partiellement détruite et ils n'ont pas pu ouvrir la porte, effectivement.

- Oui, typique. Il faut passer par le côté, et là, vous avez une petite porte, souvent en bois. Ça donne sur un petit espace où les habitants se réfugient en cas de soucis. Enfin, c’était comme ça, avant.

Je jette un œil à Snow, qui a pu étudier les plans que je lui ai faits hier soir. Même avec un coup dans le nez, il est capable d'élaborer dix scénarios possibles, dix stratégies différentes par scénario et d'analyser les choses avant même que ça se passe. Il acquiesce et me montre une ruelle adjacente que nous n'avons pas explorée hier.

- C'est risqué, ça peut être blindé de mines, c'est un chemin en terre bordé de végétations, Snow. À pied par la ville, ce sera plus long, mais au moins on sait où on pose les pieds.

- Comme tu veux, mais ça nous fait retraverser toute la rue s'il y a une menace.

- De toute façon, on va refaire tout le tour. S'il y a des survivants, on ne les laissera pas là-bas une deuxième fois, Snow.

- Je sais. Eva nous a fait une belle trousse de premier secours en cas de besoin.

J’acquiesce et me replonge plus ou moins dans mes pensées, les yeux malgré tout portés sur tout ce qui nous entoure. Mon cœur s'accélère lorsque nous passons le panneau du village de Belroutçà. Il ne nous faut faire que quelques centaines de mètres avant d'apercevoir le champ de ruines qui a remplacé ce village sans doute charmant et typique de la région.

Nous descendons du véhicule après que Snow a bifurqué pour le garer dans un coin discret, et nous nous mettons en formation, Arthur plus ou moins au centre, afin d'assurer notre protection alors que nous rejoignons la route principale. L'odeur de poussière est encore prégnante et j'ai l'impression que mes papilles arrivent à sentir le goût métallique du sang, même à distance.

- On traverse jusqu'à l'église avec prudence les gars, même si le drone n'a rien détecté. Snow, tu prends la tête, je reste avec Zrinkak.

- Il vaudrait mieux que je vienne avec vous. Sinon, ils vont vous canarder sans sommation, intervient le responsable de l’ONG.

- C'était l'idée, je demandais juste à Snow de me remplacer en tête de peloton, Arthur, ris-je en me mettant à ses côtés, au centre du groupe.

- Ah d’accord. Je peux avoir une arme ou c’est pas dans le protocole ?

- Vous savez vous servir d'une arme ? lui demande Snow en se retournant.

- Oui, enfin pas d’un fusil, j’ai jamais utilisé ça, mais d’un revolver, oui.

- On verra ça en entraînement d'abord, j'ai pas envie de me retrouver avec une balle dans le cul, bougonne Mathias.

- Ouais, ben si j’ai pas de révolver, ça sera mon pied au cul à la place, bougonne Arthur avant de se taire rapidement sous le regard noir de Snow.

Si les circonstances n’étaient pas aussi tendues, je sourirais presque, mais les armes ne sont pas un jeu et Mathias a raison, hors de question de confier une arme à Arthur sans l’avoir vu à l'œuvre.

Plus nous approchons de l’église et plus je sens mon corps se tendre. Je suis aux abois depuis que nous avons quitté le camp, pour autant, à cette seconde, mon stress est au maximum. J’ai briefé Snow sur les lieux où l’on pouvait tomber sur des cadavres ou ce qu’il en reste, si bien que nous zigzaguons de gauche à droite dans cette rue, afin d’éviter à Arthur certaines images qu’il n’oublierait assurément pas. Pour autant, lui a les yeux qui se promènent partout et nous ne pouvons pas tout éviter, si bien qu’il a blanchi à plusieurs reprises. Quand mon regard croise le sien, je comprends qu’il en a assez vu pour que s’imprime dans ses yeux une intense douleur mêlée d’une colère sans nom, et d’un dégoût palpable. Arthur voit la guerre de près et elle va le marquer à vie.

A quelques mètres de l’église, je fais signe à mes hommes de faire le tour de la bâtisse et entraîne Arthur avec Martin et moi sur le flanc qui n’a pas été touché par les bombes. Elle est encore relativement en bon état, même si tous les vitraux ont malgré tout sauté. De ce côté, le mur est intact et la porte en bois dont notre responsable de l’ONG parlait est visible. Effectivement, il est possible que des villageois s’y soient réfugiés. Comment Arthur peut-il savoir ce genre de choses ?

Positionnée devant lui, je fais attention à tout, observant les alentours autant que le sol, et nous avançons à pas feutrés, dans un silence de mort seulement brisé par le bruit de nos pas sur le sol.

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