11. Vacherie de guerre

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Julia

C’est perdue dans mes pensées que j’observe le paysage qui défile à travers le parebrise du PVP. Je déteste sortir sans Snow, mais j’ai eu la bonne idée de le laisser à la ferme et il a fallu faire sans lui. La conduite de Dumont est rude, et j’ai déjà les tripes bien nouées sans avoir besoin, en prime, d’être secouée dans tous les sens.

On n’oublie jamais vraiment ce qu’on voit sur le terrain, mais on s’efforce de ne pas trop y penser, on occulte l’horreur et on ne pense qu’au positif. Après avoir été outrée par l’état du camp à mon arrivée, j’ai su apprécier les évolutions et me satisfaire des sourires de ces personnes malmenées par la vie. Rien de plus magique que de voir les enfants jouer au foot dans le champ, ou au basket sur le terrain de mes hommes. Rien n’est plus sublime que ces mères qui discutent ensemble en nourrissant leurs bébés, que ces pères qui viennent nous voir avec Lorena pour nous demander ce qu’ils peuvent faire pour aider. Rien n’est plus extraordinaire que de voir la vie, tout simplement.

Et rien n’est plus terrible que d’arriver sur le site d’un village bombardé, où ne règnent que le silence et la mort. Rien n’est plus monstrueux que de constater que tant d’innocents ont perdu la vie à cause de la folie. Soyons clairs, je suis hantée par ce que j’ai vu aujourd’hui, et je réprime un haut-le-cœur rien qu’en y repensant.

Je m’apprête à m’emporter contre Dumont lorsqu’il pile brusquement, mais le tableau qui se dessine sous mes yeux est juste des plus rocambolesques. Snow est en train de courir derrière des poules au beau milieu du chemin entre l’entrée du camp et le réfectoire, accompagné de plusieurs de mes hommes ainsi que de Laurent et Dan, de l’ONG. En prenant davantage le temps d’observer la scène, je constate qu’Arthur et Justine sont en train de tenter d’entraîner des vaches dans un enclos qui n’est même pas terminé. C’est un capharnaüm pas possible qui se déroule sous mes yeux, et je me dis que si le Colonel passait le portail là, tout de suite, je me retrouverais dans les cuisines à faire la plonge pour les cinq mois et quelques de mission qu’il me reste.

Je saute du PVP et me dirige vers l’attroupement très hétérogène qui s’est créé, entre les enfants qui rient et les pseudos fermiers qui galèrent, et inspire un coup pour tenter de me calmer.

- Je peux savoir ce que c’est que ce bordel ?

- C’est ton idée, ça, Lieutenant, me dit Snow qui s’est arrêté de courir et me regarde, un peu énervé.

- T’aurais fait quoi, à ma place ? Tu les aurais laissées là-bas, toutes les deux, peut-être ? Arrête de te plaindre deux minutes et arrange-moi ce merdier, bordel. On n’est pas au cirque !

- Putain, on voit que c’est pas toi qui as passé une heure à courir après des poules après avoir marché dans une bouse de vache bien odorante ! Et le pire, c’est de faire ça alors que tous les gamins se marrent et que ça fait rire ce con d’Arthur qui nous a mis dans cette galère ! s’emporte-t-il avant de s’arrêter net en voyant ma tête. Ça va pas, toi ? C’était aussi terrible que ça ?

- Arrête de vouloir jouer le psy, soupiré-je. Ou alors, fais ça ce soir en m’apportant une bouteille à fort dosage d’alcool… On n’a ramené personne. Pour ce merdier, vois avec Arthur et Lorena pour faire un jeu avec les gosses, une grande ronde ou je ne sais quelle connerie autour des poules pour les emmener dans ce poulailler dégueulasse que vous avez construit. Il a une sale tronche.

- OK, chef, on va faire ça. T’inquiète pas, ce soir, tout sera en ordre. Tu peux me faire confiance.

On voit qu’il me connait bien. Toujours le mot juste, il n’insiste pas quand il ne doit pas le faire, bref, avoir un second comme lui, ça fait du bien.

- N’oublie pas notre rencard avec une bouteille, hein ? Si t’es mignon, je te prêterai quelques uns de mes DVD, dis-je en lui faisant un clin d'œil.

- J’ai déjà un rencard qui promet d’être bien plus intéressant que les DVD, me répond-il en me faisant un clin d'œil. Regarde cette poule comme elle me fait de l'œil, comment puis-je y résister ?

- Mon Dieu, ris-je. Je viens de t’imaginer avec une poule, j’en ai envie de vomir. Ecoeurant ! Espèce de dingue.

- Tu aurais préféré m’imaginer avec une grosse vache ? dit-il en gonflant les joues et en écartant les jambes pour mimer une marche pesante.

- T’as fini, oui ? Il te manque vraiment une case, Rambo, dis-je avant de pouffer. Regarde, tu as l’occasion de te moquer à ton tour.

Effectivement, Arthur vient de s’étaler en tentant vainement de rapatrier une jolie vache du côté opposé de la grange où nous logeons.

- Dieu aurait pitié, pas Rambo, dit-il en prenant une grosse voix grave et rauque.

- Merci, soupiré-je, consciente qu’il fait le clown pour me changer les idées. Allez, au boulot Sergent, tu sais bien que je déteste quand c’est le bordel.

Je lui souris et me dirige vers la grange, m’arrêtant aux côtés d’Arthur qui semble toujours autant galérer.

- Un problème, Monsieur Zrinkak ?

- Un problème ? Non, non, tout va bien, je suis juste plein de bouse de vache, c’est tout, dit-il en se frottant. Mais on aura du lait frais ce soir ! Foi d’Arthur, on va y arriver !

- Vous avez intérêt à ce que tout rentre dans l’ordre rapidement. Et il faudra me nettoyer ce merdier !

- Vous parlez toujours d’ordre ! Il faut vous décoincer, un peu ! Grâce à vous, on va améliorer le quotidien de tout le monde. Ça mérite bien un peu de désordre, non ?

- J’y penserai, marmonné-je. Mais je préfère l’ordre à vos sorties secrètes et à ce tableau. C’est ridicule.

- Vous inquiétez pas, au pire, si j’ai un problème de sécurité, je me cacherai derrière le gros cul de cette vache qui ne veut pas bouger. Si elle continue, je vais la traire ici devant tout le monde ! Tant pis pour la pudeur !

- Les pauvres bêtes sont apeurées. Votre humanité s’arrête donc à l’être humain ? lui demandé-je en observant les animaux éparpillés partout. C’est un foutoir pas possible. Pas étonnant qu’elles ne daignent pas bouger une patte.

- Si Madame était fermière avant d’être soldate, qu’elle ne se gêne pas ! Car moi, je dois vous avouer, c’est bien la première fois que je touche une vache de manière aussi proche ! Je vous jure, les chefs qui critiquent mais qui ne mettent pas la main à la pâte, ça m’énerve !

- Je vous propose de faire mon rapport sur la mission du jour à ma place, ça me laissera tout le temps nécessaire pour abréger les peines de ces animaux, marmonné-je en déposant malgré tout mon casque et mon arme dans un coin.

- Chiche ! Je suis bon pour les rapports ! Vous me racontez, et j’écris. Mais pour ça, vous nous donnez un coup de main, me dit-il avec un air de défi.

- Vous ne voulez pas savoir ce qu’il s’est passé là-bas, soupiré-je en enlevant mon gilet pare-balles et ma veste. Ne restez pas devant la vache, elle n’avancera jamais si vous êtes un obstacle pour elle.

- Vous êtes revenue seule, avec une telle tristesse que j’ai compris. Je suis peut-être inconscient, mais pas complètement demeuré. Vous auriez dû m'emmener, je suis sûr qu’il y a des gens qui se cachent et que vous n’avez pas trouvés… D’ailleurs, si ça vous dit, on peut y retourner demain et réessayer. Ensemble. Vous seriez surprise de voir que je suis plus fort avec les Silvaniens qu’avec leurs vaches !

Écoutant mon conseil, il se met sur le côté de la vache qui se met à avancer alors que je lui mets une petite tape dans le flanc avec le bâton que j’ai ramassé par terre. Je me décale pour laisser passer la bête, et nous l’accompagnons gentiment jusqu’à l’enclos.

- Bien, maintenant que vous savez comment faire, je vous laisse. Vous sentez affreusement mauvais, Arthur. Et… Je vais réfléchir pour votre proposition, en discuter avec Snow.

- Ouais, parlez-en avec votre amoureux et quand vous aurez décidé, vous viendrez m’en faire part, hein ? Ce n’est pas comme si c’était avec moi que vous gériez ce camp, me répond-il un peu amer et l’air très dépité.

- Vous comptez bouder chaque fois que quelque chose vous contrarie ? Snow est toujours d’excellent conseil, et l’idée n’est pas de vous emmener faire des courses, bordel, m’agacé-je.

- Je ne boude pas, j’essaie d’oublier que je pue, me lance-t-il en se retournant brusquement pour se diriger vers la petite Lila qui s’approche de la vache. Et toi, attention ! Ne t’approche pas trop, tu pourrais te prendre un coup !

Lila lui répond dans sa langue natale, le faisant rire, et j’en profite pour m’éclipser. Outre le travail qu’il me reste à faire, j’ai besoin de m’isoler un moment pour encaisser et réfléchir. Je n’ai aucune envie de retourner sur ce champ de ruines, mais peut-être qu’Arthur a raison. Des soldats, ça effraie. Peut-être aurions-nous dû l’emmener dès aujourd’hui. Ou peut-être pas. Quelle prise de tête ! Une fois ces images en tête, impossible de les oublier. Elles vous marquent ad vitam aeternam, et je ne pense pas qu’il soit prêt à ça. L’est-on jamais, de toute façon ?

Je récupère mes affaires et file m’enfermer dans mes quartiers, la tête emplie de questions. Une partie de moi s’en veut de ne pas avoir réfléchi à ça plus tôt. Nous avons perdu vingt-quatre heures, et ce n’est pas rien. Qui sait combien de personnes pourraient perdre la vie entre cette journée où elles n’ont pas osé sortir ou appeler à l’aide, et demain où elles pourraient entendre une langue qui les rassure et leur permette de se manifester.

Ma décision est déjà prise avant même que je n’en parle avec Snow. Il faudra que nous soyons, suite à cette sortie, très vigilants par rapport à Zrinkak. La guerre fait des ravages, les soldats ne sont pas épargnés, physiquement mais aussi mentalement. Alors, pour un civil, assister à ce que nous avons vu aujourd’hui, ne le laissera assurément pas indifférent. Ça va faire mal, et lui m’a proposé ça comme s’il m’invitait à boire un verre.

Un verre… J’ai hâte que la nuit soit tombée et que Mathias débarque avec une bouteille. Juste de quoi dormir cette nuit, d’un sommeil profond et sans rêves, parce que je sais qu’ils n’auront rien d’agréable après cette journée. Quoique, sait-on jamais, je rêverais peut-être d’une vache qui vient jouer avec un directeur d’ONG barbu ?

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