10. Escapade à la ferme

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Arthur

Je ressors de l’entretien avec la Lieutenant dans le même état d’esprit que je suis rentré : ailleurs. Je ne me suis étrangement pas senti concerné par tout ce qui se disait. Je pense que Snow et la Lieutenant l’ont senti car ils ne m’ont pas envoyé la soufflante à laquelle je m’étais préparé. Je dois vraiment avoir l’air pathétique, mais j’ai l’esprit trop rempli de tous mes souvenirs de gamin qui polluent mes pensées.

- Oui, et aussi du joli sourire de la Lieutenant, avoue que tu as eu des pensées un peu osées en la regardant.

J’avoue, ma petite voix a raison, je ne sais pas ce qu’il se passe dans mon cerveau en folie, mais entre mes souvenirs qui reviennent en force et les idées salaces que j’ai eues en la voyant si fière et tout en contrôle, je ne me reconnais plus. Je me dirige vers le bout du campement, à un endroit où il n’y a pas encore beaucoup de tentes, un peu à l’écart du bruit et du monde. Du moins, autant que possible dans un espace aussi limité avec autant de gens.

Installé sur un gros pneu de tracteur abandonné dans ce coin du champ, je lève les yeux et admire les montagnes qui nous entourent. Je crois que l’air Silvanien et le spectacle proposé par le pays sont ce qu’il me fallait pour renouer avec mon passé, mon histoire. Je commence à comprendre que mon cerveau, pour se protéger, avait mis tout ça derrière un mur, dans un endroit quasi inaccessible. Mais ici, sur place, en reparlant la langue, le mur se fissure. C’est à la fois excitant parce que je me retrouve avec moi-même, mais c’est aussi effrayant. Plus moyen de contrôler quoi que ce soit. Moi, le responsable financier capable de jongler avec cinq demandes de budget en même temps, je n’arrive plus à aligner deux phrases sans bafouiller et avoir le cerveau tout perturbé.

- Pourquoi tu travailles pas ?

Je me retourne, surpris par la petite voix qui s’adresse à moi avec son joli petit accent du coin. C’est la petite Lila qui est venue me retrouver.

- Qu’est-ce qui te fait dire que je ne suis pas en train de travailler là ? demandé-je en souriant ?

- Tu fais rien, donc tu travailles pas.

- Je pense, je réfléchis, c’est pas du travail, ça ?

- Je sais pas. Je crois pas, non. Travailler, c’est comme les messieurs qui montent la tente pour qu’on mange, non ?

- Oui, il en faut, c’est vrai. Viens ici, je vais t’expliquer un truc, dis-je en l’attirant sur mes genoux.

- Qu’est-ce que tu veux me dire ? me demande-t-elle, incertaine.

- Tu vois, là-bas, ces montagnes ? C’est où tu habitais avec ta famille, non ?

- Oui… Pourquoi ?

- Ben tu vois, je rêvais au moment où vous pourriez retourner là-bas, et tu vois, mon travail, c’est de rendre ce rêve possible.

- En pensant ? En réfléchissant ? me demande-t-elle, me faisant rire.

- Oui, en partie. Tu sais, ça aide, de prendre son temps et de réfléchir au meilleur chemin à prendre pour arriver à son but. Mais mon travail, c’est aussi vous aider à survivre et à vivre tant que la guerre dure, et puis de témoigner de ce que vous vivez ici pour que les autres pays viennent à votre aide. Tu vois, je ne sais pas monter une tente, moi, mais je sais trouver les moyens et l’argent pour acheter la tente, la faire venir ici. C’est utile aussi, tu ne trouves pas ?

- Si, si, me dit-elle, perdue dans ses pensées avant de rire. Mais c’est moins cool que ce que fait la cheffe des soldats. Dire aux gens quoi faire et les voir obéir.

- Oui et disputer les gens qui font des bêtises, ça te plaît, ça ? demandé-je le sourire aux lèvres.

- Oui, c’est rigolo, ils font la tête mais je crois qu’ils font quand même ce qu’elle demande. Je vais jouer, tu viens ?

Je soupire, mais fais juste un signe non de la tête. Elle s’éloigne comme elle est venue, en chantonnant. Quand je la vois, meurtrie par la vie mais si gaie, loin de ses parents qui sont peut-être morts, mais vivant sa vie d’enfant, je sais que mon travail a du sens. Je ne dois pas l’oublier et laisser mes souvenirs de côté. J’ai une mission à accomplir et depuis ma petite escapade à la montagne, je l’avais un peu oubliée. Je dois me ressaisir et me reconcentrer sur tout ce qu’il y a à faire. A commencer par éviter de refaire des bêtises et me faire disputer par la cheffe des soldats.

Lorsque je la retrouve à quatorze heures, la Lieutenant n’a pas l’air d’être aussi décontractée que ce matin.

- Un problème, Lieutenant ? Si vous préférez, on annule. Je ne voudrais pas vous causer des soucis pour des produits frais.

- Pas de problème, non. Pas plus que pour une autre sortie. Allons-y.

Je vois que Justine est en grande conversation avec le Sergent Snow qui n’a pas l’air de la trouver trop jeune pour lui. Je souris alors que la Lieutenant qui a suivi mon regard interpelle son sergent.

- Snow, tu veux que je te tienne la chandelle ou que je te réserve une chambre d’hôtel, peut-être ? Bouge ton fessier, on y va, crie-t-elle avant de bougonner. Un vrai chaud lapin, celui-là.

- Il n’est pas célibataire, Snow ? Il est libre de parler à qui il veut, non ? Il n’y a pas de règlement contre ça, il me semble.

- Ou alors, c’est qu’elle est amoureuse de son sergent et veut se le garder tout pour elle.

Pourquoi j’éprouve une pointe de jalousie quand ma petite voix me dit ça ? Je m’en fous, non, de qui elle aime ou avec qui elle couche, cette militaire !

- On est au boulot, pas en vacances. Il pourra bien coucher avec qui il veut une fois rentré de mission, dit-elle en montant dans le véhicule, clairement agacée.

- Je monte avec vous ? On y va à plusieurs véhicules ? Je vous rappelle que la dernière fois que je suis monté dans un véhicule sans explication, j’ai mis en danger la moitié des forces présentes ici, lui rappelé-je en souriant.

- Vous montez avec moi oui, et vous prenez le plan sur le tableau de bord, c’est vous qui allez me guider.

- Ah et bien c’est Snow qui va être content alors. Il va monter avec Justine ! dis-je en m’installant à ses côtés. Vous préférez pas que j’utilise le GPS de mon téléphone, plutôt que ce vieux plan ? L’armée a l’air d’avoir moins de moyens que mon ONG.

- Un drone a survolé le trajet il y a une heure, votre GPS ne me dira pas où sont les rebelles, où c’est potentiellement miné et où les routes ont été détruites, Arthur, soupire-t-elle en démarrant le PVP.

- Je vous exaspère, on dirait, avec mes remarques à la con. Je suis désolé de vous causer tant de soucis. Mais vous savez, ce que je veux moi, c’est tout simplement aider les réfugiés du camp. Et vous aussi. On devrait pouvoir trouver les moyens de faire ça ensemble, non ?

- Vous ne m’exaspérez pas, il faut juste que je me rappelle que vous n’êtes pas militaire et que tout n’est pas logique pour vous. On va bien réussir à s’entendre, oui.

Je souris, c’est bien la première fois où elle exprime quelque chose de positif sur notre relation. Pour l’instant, j’avais plutôt l’impression qu’elle voulait au mieux me renvoyer en France, au pire le faire après m’avoir torturé, mais là, elle parle de s’entendre. On progresse !

Je me plonge dans la carte alors qu’elle lance le véhicule dans la même montée que ce matin. Les deux soldats à l’arrière sont silencieux et me regardent essayer de me démerder avec le plan avec beaucoup d’amusement. Je commence à comprendre pourquoi c’est à moi qu’elle a demandé de faire ça et pas à eux. Juste pour bien me remettre à ma place. Je n’ai pas été puni ce matin, mais la voilà, la sanction. Passer pour un con devant tout le régiment. Eh bien, je ne lui ferai pas ce plaisir !

- C’est quoi, toutes ces petites marques rouges, alors ?

- Des lieux où la terre a été retournée il y a peu, et où peuvent donc se trouver des mines, me répond-elle sur un ton hyper professionnel.

Je regarde la carte et je dois blanchir, car j’entends des gloussements derrière moi. Il y a des points rouges quasiment tous les cinq mètres au bord de cette route.

- Vous restez bien sur la route, hein ? Parce que si vous dérapez, on n’est pas sûr d’en sortir vivants !

- Vous vous en êtes bien sorti ce matin, pourquoi est-ce que ce serait différent cet après-midi, alors que vous avez les informations sous les yeux ?

- Euh, ce matin, je ne savais pas qu’il y avait tout ça ! Et les rayures jaunes, alors, c’est quoi ?

- Les lieux les plus judicieux pour une embuscade, si les rebelles se rapprochent. Les groupes de rebelles, ce sont les points bleus, Arthur. Vous vous sentez en sécurité, là ?

Je ne sais pas quoi répondre, et je préfère donc me taire, mais je vois à son sourire satisfait qu’elle n’est pas mécontente de l’effet qu’elle a sur moi. Les deux soldats à l’arrière sont hilares, mais elle leur jette un regard dans le rétroviseur qui a le mérite de les faire taire immédiatement. J’ai l’impression qu’elle vient de leur envoyer un éclair directement au cerveau.

Une fois au sommet, Julia, sans attendre que je lui indique la route, prend un petit chemin que je n’avais même pas remarqué ce matin.

- Vous n’avez pas besoin de la carte, en fait, si ?

- Si j’attends après vos instructions, on ne sera pas rentrés avant la nuit, Arthur. Avec tout le respect que j’ai pour vous, j’ai mémorisé la carte avant de partir, juste au cas où vous ne sauriez pas différencier le Nord du Sud, sourit-elle.

- Merci pour la confiance, marmonné-je alors qu’une ferme apparaît au bout de la route, à flanc de montagne.

Il n’y a par contre pas de vaches dans le champ malgré les étables que l’on devine. C’est étrange, mais je ne dis rien. Vu le nombre de points rouges dans le champ, soit celui qui a fait la carte s’est trompé et a cru que les trous faits par les taupes étaient des mines, soit toutes les vaches ont déjà explosé.

- Tu as de ces pensées idiotes, toi, quand même ! C’est pas possible d’imaginer des trucs gores comme ça.

Je ris tout seul à ce que me dit ma petite voix dans la tête. La Lieutenant me regarde, intriguée.

- Qu’est-ce qui est drôle ? Moi aussi, j’aimerais bien rire.

- Non, rien, avec tous ces points rouges, j’imaginais des vaches explosées. Je crois que je n’aurais jamais dû regarder cette carte ! Ils confondent pas les trous de souris avec des bombes vos spécialistes ?

- On va aller voir le champ tous les deux, vous pourrez constater par vous-même, marmonne-t-elle en se garant à quelques mètres de la barrière de la ferme.

Les soldats sortent, fusils dressés, avant que j’ai eu le temps d’y penser, et j’ouvre la porte à mon tour pour faire de même quand La Lieutenant, déjà arrivée de mon côté, la repousse brusquement et me fait signe d’attendre. Je vois Snow se garer à quelques mètres et sortir avec ses hommes alors que Justine attend patiemment, elle aussi, dans le véhicule. L’ambiance vient de devenir pesante en l’espace de quelques secondes alors que quatre des six militaires, Julia en tête, se sont mis en formation et ont les yeux et le bout de leur fusils partout, observant chaque recoin qu’ils explorent avant de se disperser autour du bâtiment. Les deux autres, restés près de nous, ont leurs armes bien en main et surveillent les alentours.

Lorsque la Lieutenant revient et ouvre ma porte, je ne peux m’empêcher un peu de sarcasme.

- C’est bon, les corbeaux se sont tous envolés ? On peut aller discuter avec ces pauvres paysans que vous avez dû effrayer ?

- Lors de la dernière mission de l’équipe qui était au camp avant nous, une visite de ferme a fini en affrontement avec des rebelles, Monsieur Zrinkak. Et les petits vieux qui y vivaient étaient tous les deux morts. On ne plaisante pas avec la guerre, quoi que vous puissiez en penser. Sortez du véhicule, on a besoin d’un interprète. Espérons que vous soyez plus agréable avec eux qu’avec moi, sinon vous allez pouvoir vous asseoir sur vos œufs.

- Eh bien, on mangera des omelettes, si c’est le cas, bougonné-je, malgré tout un peu chamboulé par ce qu’elle vient de me révéler.

Je sors et essaie de faire comme si je ne voyais pas son regard courroucé. Je me dirige vers le bâtiment principal de la ferme où m’attend une dame assez âgée avec sa fille au vu de la ressemblance entre les deux. Je me présente rapidement et le fait que je m’exprime dans leur langue facilite la communication et les échanges. Je leur explique la situation au camp et notre besoin pour des produits frais. J’arrive facilement à négocier un bon prix pour des œufs, des légumes, et même du lait. Les vaches sont toujours là, même si elles ne sortent plus de l’étable.

- Lieutenant, j’ai une question pour vous.

- Oui ? dit-elle en abaissant son arme et en avançant vers nous.

- Elles sont d’accord pour nous fournir ce dont nous avons besoin, mais elles ont une demande en échange. En fait, deux demandes pour être plus précis.

- Lesquelles ?

- Il faudrait qu’on puisse assurer la livraison car, avec les rebelles, elles n’osent pas se déplacer.

- Logique et envisageable. Quoi d’autre ?

- Elles aimeraient avoir un soldat ici en permanence pour les défendre en cas d’attaques de rebelles. Elles m’ont dit que si elles nous aidaient, elles vont devenir des cibles pour leurs attaques. Elles ont peur.

- Impossible. Vous avez vu l’effectif que j’ai ? Et puis, pour défendre un tel lieu, c’est une équipe complète qu’il faut, pas un seul gars. Il se fera canarder avant même d’en avoir touché un, me répond-elle, concise et sans émotion.

Sa réponse est logique, mais ne me convient pas. Si ces deux dames prennent des risques, il faut qu’on puisse les aider. Je leur traduis quand même nos échanges et elles discutent un peu entre elles. Finalement, elles acceptent en doublant leurs prix. Je jette un regard noir à la Lieutenant.

- C’est bon, elles acceptent. On peut faire le premier transport dès demain matin. Elles seront prêtes, expliqué-je froidement. Si elles ne sont pas mortes d’ici là.

- Snow va rester là avec ses hommes cette nuit, au cas où. Si elles ne sont pas rassurées, proposez-leur de nous rejoindre au camp. Mes hommes vont hurler au scandale mais des poules et des vaches sur place, ce serait l’idéal.

- Vous voulez qu’elles emménagent dans le camp ? C’est ça ? Vous savez que vous êtes folle ? Mais… Putain, c’est l’idée du siècle, ça ! m’exclamé-je, enchanté par cette proposition.

- Je ne suis pas folle, Arthur, voilà l’once d’humanité que vous doutiez que j’aie.

- Avec vous, je ne doute plus de rien, dis-je dans un sourire avant d’expliquer la proposition aux deux fermières.

Sur le chemin du retour, j’ai le sourire aux lèvres. Grâce à la bonne idée de Julia, les réfugiés vont voir leurs conditions de vie s’améliorer considérablement. Même ma petite voix se tait, signe que les choses évoluent positivement. Finalement, j’ai bien fait de ne pas l’écouter ce matin et de sortir sans écouter les ordres !

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