09. Plan d'attaque avorté

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Julia

Ces derniers jours, j’ai l’impression de passer mon temps à m’arracher les cheveux sur des sujets épineux. J’avais oublié comme c’était galère d’être responsable d’autant de monde, d’autant de choses. Et encore, je n’en avais pas vu la moitié lors de mon expérience au Mali, où tout était déjà en place. Aussi et surtout, Patrick, le responsable de l’ONG sur place, était beaucoup moins tête brûlée. Au moins, lui ne faisait pas n’importe quoi, n’importe quand, et je n’avais pas l’impression qu’il cherchait tout ce qui était possible pour m’emmerder et me faire sortir de mes gonds. Comme ce con d’Arthur !

Sa dernière lubie a été de sortir du camp comme s’il était en plein Paris, avec un risque minime comparé à ce que l’on peut vivre ici. Comme s’il allait faire son marché, se rendait au boulot ou je ne sais quelle petite sortie dominicale. Du grand n’importe quoi, sérieusement ! A lui tout seul, il va réussir à me causer un ulcère carabiné, si ça continue.

Quand Snow entre, seul, dans la salle des opérations, je fronce les sourcils et lâche, un peu brusquement :

- Il est où ?

- Il arrive, soupire Mathias. Tu veux que je reste ?

- Je ne sais pas… Morin, vous pouvez nous laisser ?

- Oui Lieutenant.

Pourquoi tout le monde n’est pas aussi docile que Morin ? Ce serait tellement plus simple !

- Il va falloir qu’on organise différemment les lieux, Snow, c’est trop le bordel cette salle de réunion qui n’en est pas une. Mirallès n’a pensé qu’à son confort perso en installant sa piaule à côté, il aurait fallu y installer de quoi se réunir.

- Ouais, et tu dors où ? Je ne doute pas que quelques soldats accepteraient de te prêter un bout de leur couchette, mais on manque de place si ça ne t’intéresse pas.

Je grimace à ses propos. J’ai déjà eu l’occasion de surprendre deux de mes hommes parier sur qui arriverait à me foutre dans son lit en premier, il y a deux jours, et je déteste ces conneries.

- Tu me laisses ta couchette ?

- Je partage, je ne cède pas, dit-il avec un sourire en coin.

- Serait-ce une invitation, Sergent Snow ?

- Qui sait, rit-il. Alors, tu veux que je reste ou pas ?

- Ouais, soupiré-je. Si je vais trop loin, donne-moi un coup de pied sous la table, ok ? Il faisait quoi dehors, d’ailleurs, cet abruti ?

- Il est allé chercher des œufs et des légumes, le con. C’est à lui que j’ai envie de mettre des coups de pied, pas à toi ! Et en plus, il fait ça tranquille avec un soldat du Gouvernement. Tu imagines la scène ?

- J’y crois pas, marmonné-je en rajustant le col de ma veste. J’ai envie de le coller au trou, je te jure.

- On n’a pas de trou ici. Sinon, je l’y aurais déjà mis ! Tu crois qu’on pourrait faire un rapport sur son compte à l’ONU ou à son chef pour le calmer ? Le gars, j’ai l’impression qu’il a jamais fait de terrain. Il n’a pas l’air bête, hein, mais qu’est-ce qu’il a l’air d’improviser !

- Les latrines, alors ? Quelques coups de fouet, ça se fait encore ? ris-je avant de reprendre mon sérieux. Tu crois que faire un rapport serait judicieux ? Si ça vient aux oreilles du Colonel, il va se demander ce que je fous…

- Ah oui, pas bête, il faudrait pas te mettre dans la merde alors que tu fais tout ce que tu peux pour que ça fonctionne ici. On peut le menacer quand même, non ? Il faut qu’il comprenne que la sécurité, c’est pas bidon.

- Ouais, on va faire ça, mais j’ai l’impression de parler à un mur. Faudrait peut-être qu’il tire un coup, ça le détendrait…

- J’espère que ce n’est pas le genre à faire ça avec les femmes qu’il accompagne. Je crois qu’il a plus besoin d’une formation sur la sécurité. Tu devrais peut-être lui proposer une journée ou une demi-journée en immersion avec toi où tu lui montres les champs de mines, les effets des bombardements… Je ne sais pas, moi. Il faut qu’il comprenne qu’on n’est pas là pour jouer et qu’il peut nous mettre tous en danger avec ses conneries ! J’ai bien cru que j’allais me prendre une balle quand je l’ai retrouvé avec son Kubimachin !

- Il va virer, lui. Le Colonel doit se mettre en contact avec l’abruti qui lui a collé dans les pattes, dis-je alors qu’on entend frapper à la porte. Entrez !

Zrinkak apparaît enfin et vient s’installer face à nous, silencieux. Est-ce qu’il , conscience des risques qu’il encourrus pour lui, son collègue et mes hommes ? Ou est-ce qu’il s’en fout comme de l’an quarante ? Voilà ce qui m’intéresse vraiment, là, tout de suite, au final. On fait tous des erreurs, non ? Encore faut-il le reconnaître.

- Bonjour Arthur. Contente de voir que rien ne vous est arrivé.

- Bonjour Lieutenant. Que vouliez-vous qu’il m’arrive ? J’ai juste eu le temps de faire un petit tour que déjà, on m’arrêtait.

- Personne ne vous a arrêté, bougonne Snow à mes côtés. Votre décision de partir comme si vous alliez cueillir des fleurs dans un pré était stupide et vous le savez.

- C’était pas des fleurs que je voulais cueillir, c’était ramener des œufs et des légumes pour les gens ici. C’était si stupide que ça ? demande-t-il avec un air si ingénu que je comprends qu’il n’a vraiment pas saisi à quel point ce qu’il a fait était dangereux.

- Vous voyez la carte au-dessus de Snow ? dis-je en me levant pour lui montrer au fur et à mesure les choses. C’est la carte de la région. Nous sommes implantés ici, et les points rouges autour, là, ce sont des lieux où des rebelles ont été repérés dans les soixante-douze dernières heures, Arthur.

- Et que voulez-vous que les rebelles me fassent ? Je ne fais pas partie du Gouvernement, moi !

- Mais votre présence a été validée par le Gouvernement, vous avez été autorisé à intervenir sur le territoire, donc, techniquement, c’est du pareil au même.

- J’ai pas pensé à ça, dit-il en réfléchissant vraiment à la question.

- J’espère que vous n’y aviez vraiment pas réfléchi oui, parce qu’en plus de mettre en danger votre collègue, vous avez fait prendre des risques à trois de mes hommes pour que votre sécurité soit assurée et vous ramener sain et sauf, et je déteste ça.

Je le regarde se gratter la barbe et taper nerveusement sur la table. Il semble vraiment mal à l’aise et nous regarde tour à tour, Snow et moi. Il me regarde ensuite et, l’espace d’un instant, je me perds dans son regard si innocent, si pur.

- Je ne peux que vous présenter mes excuses, alors, même si ce n’est sûrement pas suffisant. J’ai juste pensé que vous ne m’autoriseriez jamais à sortir, et que les gens avaient besoin d’améliorer leurs repas. Je crois que j’ai pas écouté ma petite voix qui me disait que c’était une erreur. Bref, je m’embrouille, mais je suis désolé.

- Combien de fois est-ce que je vais devoir vous dire que ce n’est pas une prison ici et que nous devons travailler ensemble ? Je ne suis pas contre ce genre de sorties, seulement il faut les organiser, repérer le terrain, et vous faire accompagner par des personnes qui s’intéressent vraiment à votre survie, pas comme le Silvanien qui n’hésitera pas une seule seconde à vous tirer dans le dos sans aucun regret.

- Ouais, ça je sais. On m’a menacé de ça à mon arrivée, mais c’était drôle de le voir surgir de nulle part. Je dois vous apparaître comme inconscient, en fait, réalise-t-il tout à coup.

- Plutôt ouais, bougonne Snow avant de soupirer.

- Je crois que vous ne réalisez pas la situation, Arthur, et ça m’ennuierait de devoir vous montrer des preuves de ce que nous avons pu voir sur le terrain, ou pire, que vous les viviez vous aussi en direct. Nous sommes dans un pays en guerre, il va falloir vous entrer dans le crâne que l’on risque notre vie à chaque seconde.

- J’ai peut-être besoin de voir ça, oui, dit-il songeur et complètement parti dans des réflexions dans sa tête.

Physiquement, il est avec nous, mais mentalement, j’ai l’impression qu’il est dans un monde complètement différent. Je jette un œil à Snow qui hausse les épaules, et sors de la pièce pour aller récupérer un dossier dans mes quartiers. Quand je reviens, c’est le calme plat dans la salle et je m’assieds aux côtés de notre responsable d’ONG irresponsable en déposant le dossier fermé devant lui.

- Là-dedans, vous trouverez les photos prises par l’équipe que j’ai envoyée en repérage hier sur une zone bombardée où nous allons nous rendre pour tenter de trouver des rescapés.

Il ouvre le dossier et commence à regarder. Je vois qu’il plisse les yeux à plusieurs reprises, dans un silence de cathédrale à peine perturbé par le bruit lointain de cris d’enfants et d’exclamations de soldats. Il a l’air vraiment perturbé par ce qu’il voit. Il en est presque mignon avec toutes ses expressions faciales que sa barbe ne cache en rien.

- Je peux venir avec vous pour les rescapés ? Je pourrai vous aider pour les convaincre de venir… Je… En parlant la langue, ça peut aider, non ?

- Pas sur cette mission, Monsieur Zrinkak, c’est trop tôt. En revanche, je vous propose que nous sortions cet après-midi pour aller voir les fermiers du coin. Tu m’organises ça, Snow ? dis-je alors qu’il acquiesce déjà. Ça vous va ?

- Vraiment ? Ce serait trop bien pour les gens d’ici, répond-il en se perdant à nouveau dans ses pensées.

- Ça va ? Vous m’avez l’air perturbé…

- Oui, oui, désolé. C’est juste que ma sortie en montagne m’a rappelé des souvenirs. Pas tous douloureux, mais des choses que j’avais réussi à enfouir en moi. Désolé, je repars dans mes élucubrations. Je dois vous paraître pathétique alors que vous m’aviez convoqué pour m’enguirlander. Allez-y. Je le mérite. Mea Culpa, et caetara.

- La douloureuse, ce sera pour cet après-midi. Ce ne sera pas une promenade de santé. Départ à quatorze heures. Quelqu’un viendra vous chercher d’ici une heure pour vous fournir du matériel pour sortir, lui expliqué-je avec un ton bien moins sec que ce que j’avais prévu.

- Parfait, je serai prêt. Je peux abuser de votre gentillesse ?

J’entends Snow étouffer un rire et le fusille du regard. Ouais, il est rare qu’on parle de ma gentillesse sur le terrain, c’est clair.

- Ne poussez pas trop le bouchon, ma première idée était de vous envoyer au trou, pour info. Qu’est-ce que vous voulez ?

- J’aurais bien aimé emmener Justine, pour qu’elle puisse ramener de belles images et les envoyer au siège. On a besoin de témoigner de votre travail, de ce que vivent les gens ici. Personne n’en parle aux infos. Si personne ne témoigne, on est ici encore pour des années. Mais j’abuse, en effet. Pas de soucis si je dois y aller seul.

- Je ne sais pas si c’est une bonne idée, soupiré-je en jetant un œil à Snow. Je ne suis pas sûre qu’elle ait les épaules pour l’extérieur. Et je déteste les photos. Ça va nous retomber dessus au moindre problème. T’en penses quoi, Snow ?

- Qu’on prendra le moins de risques possibles.

- Très bien, cédé-je, mais j’aimerais voir les photos avant qu’elles ne soient envoyées, et si certaines ne me conviennent pas, qu’elles soient effacées.

- Parfait. Je me plie à la censure militaire, rit-il.

- Bien… Vous pouvez disposer.

- A tout à l’heure, Lieutenant, nous serons prêts ! A tout à l’heure, Snow !

Je l’observe sortir de la pièce, presque comme si de rien n’était, et soupire en plongeant mon regard dans les yeux gris de Mathias.

- Quoi ? l’apostrophé-je en voyant son regard rieur.

- Tu te ramollis, Julia, rit-il en se levant à son tour.

- C’est ça, cause toujours, Sergent. Tu verras si je ramollis quand je vais te coller de latrines pour un mois.

Il s’esclaffe en sortant de la pièce et je ronchonne dans mon coin. Est-ce que j’ai été gentille ? Oui. Trop ? Je ne sais pas. Plus que prévu, c’est clair, mais il faut bien arrondir les angles avec l’ONG, sinon on ne s’en sortira pas. Et ça n’a rien à voir avec son air perdu, non. J’ai autre chose à faire que de devoir justifier, auprès de mes supérieurs, d’une sortie qui se passerait mal pour aller récupérer un civil qui est allé se balader pour récupérer des œufs.

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