07. Un pas en avant, deux en arrière

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Julia

J’observe une fois encore le plan du camp que Snow m’a fourni. Il y a énormément de travail à faire et il est difficile d’établir des priorités. Avec un effectif restreint, c’est compliqué de s’atteler à plusieurs projets à la fois. J’aimerais que tout se fasse rapidement, ou que tout soit déjà fait, que tout le monde soit bien installé, rassasié, en sécurité et en pleine santé. Et c’est Arthur qui vit dans le monde des Bisounours, hein ?

C’est un soupir qui sort de ma bouche, faisant se retourner le soldat qui gère la communication. L’ampleur de la tâche est flippante, j’ai l’impression que peu importe l’angle d’attaque que je choisirai, je prendrai des risques sur un autre pan de mon travail. Et rien ne satisfera jamais le Bûcheron. Ne me demandez pas pourquoi je l’appelle comme ça, aucune idée. Ou alors, c’est la barbe, les cheveux d’un noir profond et brillant, le côté un peu bourru et désagréable, la chemise à carreaux rouge… L’alliance de tous ces détails, quoi. Ne lui manque plus que la hache.

Je sursaute en entendant frapper à la porte, et je suis sûre que Morin, le soldat qui m’a déjà regardée bizarrement, me prend à présent pour une dingue. Je me déconnecte de l’ordinateur et me lève pour aller ouvrir au responsable de la mission humanitaire. On ne devrait pas passer deux heures à discuter ou nous disputer, j’imagine, maintenant qu’on a un peu papoté ? J’espère, j’ai encore beaucoup de choses à faire et je suis déjà crevée.

- Entrez, Arthur. Morin, vous pouvez nous laisser.

Pas très pratique, cette salle des opérations, qui sert aussi pour les réunions. Elle est étroite et pas très lumineuse, j’ai l’impression d’étouffer là-dedans. Morin acquiesce et sort de la pièce, et j’indique à Arthur de s’installer à la table que je rejoins également.

- Est-ce que vous avez vu passer les blouses blanches dans le campement cet après-midi ?

- Oui, elles, elles sont passées. Elles semblaient un peu paniquées par leurs découvertes. On est au bord de l’épidémie avec le manque d’hygiène.

- La structure en bois des blocs sanitaires va finir d’être montée dans la soirée. Demain, la moitié des douches et WC sera opérationnelle, je pense.

- Vous êtes pas des rapides, dans l’armée, hein ?

- Votre mission c’est de nourrir les gens et de leur fournir du matériel, c’est bien ça, Arthur ? lui demandé-je en tentant de contrôler mon agacement déjà grimpant.

- Oui, et de témoigner des choses auprès du grand public. Pourquoi vous me demandez ça ?

- Parce que le mien c’est d’assurer la sécurité, de construire, de maintenir l’ordre, la santé, de diriger des opérations de récupération de réfugiés, et une bonne dizaine d’autres choses encore. Alors pardonnez-moi, avec mes trente malheureux hommes, de ne pas avoir fini avant d’avoir commencé.

- Ben quand on n’a pas l’étoffe d’un héros, on cherche pas à faire semblant d’en être un, marmonne-t-il dans sa barbe.

- Ok, je vois que la journée a été longue pour vous aussi, soupiré-je en faisant glisser devant lui le dossier que j’ai préparé. Voilà ce qui est prévu dans les prochains jours.

- C’est quoi tout ça ? Vous avez eu le temps de préparer toute cette paperasse ? Vous pouvez m’en faire un résumé ?

- Bien sûr, j’adore perdre mon temps. Grosso modo, d’ici trois jours, l’objectif est que le camp soit entièrement clôturé et sécurisé, en premier lieu. Dans le même temps, l’ensemble des réfugiés sera vu par l’équipe médicale. Les repas seront organisés de telle sorte qu’ils puissent également manger au réfectoire tant que la tente en dur ne sera pas montée pour eux, ce qui n’est pas la priorité puisque nous avons un lieu pouvant les accueillir. Les sanitaires doivent être bouclés d’ici après-demain et j’attends les informations de la base sur une attaque dans un village à quelques kilomètres d’ici, pour éventuellement mettre en place une mission de sécurisation et de récupération de survivants.

- Ah oui ! Tout ça ! Je ne me rendais pas compte…

- Bien sûr que non, puisque vous vous bornez à ne voir que mon treillis.

- J’ai pu voir que vous n’étiez pas qu’une militaire bornée qui ne fait qu’obéir aux ordres, en effet. Par contre, il faut absolument qu’on organise les choses différemment si ce que vous dites est vrai. On va encore avoir des réfugiés en plus et vu le bordel qu’il y a dans le camp, on n’aura jamais la place de les accueillir. Il faut distribuer les tentes qu’on a en stock et organiser l’espace avec des allées, des quartiers…

Je le regarde et il a l’air submergé par la liste de choses à faire, et je le comprends car je suis un peu dans le même état d’esprit. L’avantage, c’est qu’au moins, il n’est pas en train de m’aboyer dessus.

- Nous sommes d’accord. La question étant, quand fait-on ça ? Je ne peux pas mettre mes hommes au four et au moulin, Arthur, ils ne peuvent pas construire des sanitaires, assurer la sécurité du camp et aider les gens à démonter les tentes installées n’importe où pour les monter de manière organisée en même temps.

- Vous parlez toujours de sécurité, mais qui oserait nous attaquer ? On est à l’écart de tout ici. Il faut réaffecter les moyens pour l’organisation du camp ! C’est ça la priorité ! Pas de faire votre soldat de base qui fait joujou avec ses fusils ! s’emporte-t-il à nouveau.

- Qui oserait nous attaquer ? Vous avez déjà fait du terrain, Arthur ? Parce que je peux vous assurer que camp de réfugiés ou pas, présence militaire ou pas, ça ne change rien à la folie des gens !

- Bien sûr que j’ai déjà fait du terrain ! Vous croyez quoi, que c’est ma première mission ? répond-il un peu précipitamment. Vous savez quoi ? Vu que vous ne pouvez pas vous en occuper bien que ce soit dans vos missions, je vais m’en occuper. Si vous me donnez carte blanche, un camion et deux ou trois soldats, demain, je m’occupe de tout ça avec mon équipe. Ça vous va ?

- Quand je vois l’importance que vous accordez à la sécurité, je me pose la question, oui, soupiré-je à nouveau. Il y a un plan dans le dossier que nous n’avez pas daigné ouvrir. L’un de mes hommes s’est chargé d’évaluer le périmètre du champ et de penser à une organisation. Il vous donnera un coup de main pour organiser ça.

Je le vois qui ouvre enfin le dossier et le parcourt rapidement. Cela me laisse le temps de l’observer un peu. Je suis clairement jalouse de la couleur de ses cheveux, moi qui n’ai jamais trop aimé la mienne. Ce noir est fascinant, il attire la lumière et la reflète comme un miroir. Et cette barbe fournie, du genre que je ne vois jamais sur mes hommes en mission, rehausse le teint clair de sa peau et le bleu particulièrement clair de ses yeux, sa mâchoire que je devine plutôt carrée et ses lèvres bien dessinées. Pour avoir passé un moment avec lui, je peux affirmer qu’il n’est pas très grand mais plutôt bien charpenté. S’il pense avoir les neurones, à n’en point douter vu la façon dont il me parle, il doit avoir quelques muscles quand même, distinguables à travers sa veste de l’ONG légèrement petite au niveau des épaules, je crois. Bref, s’il n’était pas aussi con avec moi, il pourrait être mon genre, clairement. Pas trop loin de la carrure militaire de terrain, mais avec cette petite touche de civil qui me plaît.

- Ce dossier est destiné à mon supérieur. Je ne devrais pas vous donner accès à tous les documents, mais je veux qu’on travaille ensemble, sans réticences, lui dis-je histoire de me reconcentrer alors qu’il lève les yeux vers moi. Si vous lisez tout, vous verrez donc que je parle de vous et votre ONG, et que je stipule que je ne sais pas si le travail ensemble va être aisé.

- Pas aisé ? Il faut y mettre un peu du vôtre aussi, tout n’est pas de notre faute quand même. Nous, notre mission, c’est de s’assurer que les gens ne souffrent pas trop, le reste, c’est à vous de gérer.

- Y mettre du mien ? Vous êtes sérieux, là ? Vous pouvez m’expliquer ce que, vous, vous avez fait pour qu’on ne se harponne pas ? Parce que je peux vous assurer que j’ai déjà atteint ma limite d’efforts ! Non mais j’y crois pas, remettez-vous en question, putain !

Il lève ses yeux clairs vers moi, et leur bleu presque gris me transperce de ce que je pense être du mépris ou de la colère. Cela me fait froid dans le dos d’être jugée ainsi par cet homme que je ne connais pas, et je ne comprends pas pourquoi je m’énerve comme ça.

- Vous êtes vraiment bien une militaire, vous. Aucune remise en question, c’est fou. On applique les ordres et puis c’est tout, hein ? Vous me gueulez dessus depuis que vous êtes arrivée, vous remettez en cause tout ce qu’on essaie de mettre en place, et nous on s’adapte. On a fait bouger la tente qui menaçait de mettre en danger tout le camp, dit-il clairement sarcastique, on a fait le repas où vous le vouliez. Et c’est vous qui avez atteint votre limite d’efforts ? Je vais vous retourner la question de tout à l’heure : vous avez déjà fait du terrain ? Vous savez ce que ça veut dire s’adapter aux réalités du quotidien ?

- Je viens de demander à mes trente hommes de s’adapter aux réalités, Arthur. Je viens de donner des ordres qui vont diminuer leur temps de sommeil, décaler leurs heures de repas, faire d’eux des charpentiers plutôt que des militaires. Je réponds à chacune de vos demandes, puisque vos chiottes vont être montées, vos douches aussi, que j’ai préparé une demande de matériel pour répondre aux besoins, et que, comme une conne, j’attendais de voir avec vous si vous pensiez qu’il en fallait davantage. Mais allez-y, restez buté dans votre colère. Je ne sais pas ce que l’armée vous a fait, mais moi, je ne vous ai rien fait ! Et ce n’est pas en passant votre temps à vous battre contre nous, contre moi, que vous allez agir dans l’intérêt de ces gens. Si vous voulez bien sortir, maintenant, j’en ai marre de me battre aujourd’hui et j’ai d’autres choses à faire.

Il est insupportable. Vraiment. Je veux bien faire des efforts, mais sa mauvaise foi est flagrante et vraiment agaçante. Si je ne peux pas me remettre en question, lui n’est pas mieux ! Il commence à se lever avant de se rasseoir, le dossier ouvert à la page du plan du camp imaginé par Snow.

- Julia, commence-t-il en utilisant mon prénom. Vous avez raison, je n’ai pas été juste avec vous et mes propos ont été un peu loin. J’en suis désolé. Je pense que c’est le stress de la situation et surtout l’urgence de venir en aide à ces personnes dont la souffrance me touche plus que de raison. Je pense que vous et moi, on ne sera jamais amis, ce n’est pas grave, il faut qu’on apprenne à bosser ensemble, comme vous dites, pour eux. Et ça va commencer par l’organisation des tentes. Ce plan est vraiment très bien pensé, si vous voulez mon avis.

- Très bien pensé pour un militaire, vous voulez dire ? Et ce sera Lieutenant Vidal, pour vous, justement. Il n’y a que mes amis et mes proches qui m’appellent par mon prénom, et il est clair que vous et moi ne serons jamais amis. Snow vous donnera un coup de main, et évitez d’être désagréable avec lui, il est moins patient que moi, dis-je en me levant. Elles sont bien belles, vos excuses, mais ça ne change rien à votre incapacité à écouter et tenir compte de l’avis d’une autre personne. Bonne fin de journée.

Je sors de la salle des opérations et m’engouffre dans mes quartiers rapidement. L’avantage, c’est que je n’ai que quelques pas à faire pour passer d’une pièce à l’autre, et qu’en prime, je peux l’entendre soupirer en passant devant la porte avant de descendre les vieux escaliers de bois qui grincent. Ça va vraiment être compliqué de bosser avec ce type. J’ai bien peur que la tâche soit aussi difficile que celle de maintenir ce camp en ordre. Je ne sais pas, au final, si c’est mon statut de militaire qui l’agace, ou mon grade, mon genre peut-être même ? Toujours est-il qu’il me casse les ovaires et que je ne suis pas sûre d’avoir la patience pour l’affronter lui, en plus de mes hommes qui sont déjà bien mécontents de mes ordres.

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