06. Drapeau blanc

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Arthur

Je récupère encore quelques cartons avec les rations préparées par nos équipes dans nos entrepôts en France. On voit qu’ils ont l’habitude, c’est fonctionnel, léger, nourrissant. Efficace et pratique. Rien à redire. Je suis content d’avoir validé quelques modifications qui ont certes un peu augmenté le coût de revient, mais qui font une grande différence pour les personnes qui en bénéficient. Par exemple, ce petit morceau de chocolat, j’ai vu sur le visage des personnes que c’était un vrai plaisir. Et quand on n’a plus rien, ce n’est pas du luxe d’avoir ce carré de douceur, c’est juste primordial pour survivre et reprendre espoir. Vraiment heureux d’avoir validé ce petit plus. Ça a du bon d’aller sur le terrain, quand même. C’est autre chose comme engagement que de rester derrière son bureau.

La Lieutenant a aussi pris quelques cartons et attend que je vienne la rejoindre pour nous rendre ensemble dans le clan. Elle m’a un peu impressionné avec ses décisions. D’abord autoriser le mélange entre les soldats et les réfugiés, c’était vraiment osé. Et vu les discussions entre les soldats après coup, c’est vraiment pas commun. Heureusement qu’ils ont un vrai sens de la hiérarchie, sinon je pense qu’on aurait pu avoir une mutinerie. Elle n’a peut-être pas de couilles, mais elle a du courage. Et elle l’a à nouveau prouvé en s’opposant à ce con de soldat qui, clairement, se moquait des populations qu’il est censé aider. Elle marque des points. Ça reste une militaire, c’est con de base un ou une militaire, mais elle fait partie des moins cons, je pense.

Avant de partir, je me rapproche de Dan et Lorena, en grande discussion.

- Je vais avec la Lieutenant faire la distribution pour ceux qui n’ont pas pu se déplacer. Tout va bien ici ?

- Avec la Lieutenant ? Il faudra pas vous battre là-bas devant tout le monde, se moque Dan.

- Non, on va rester sage. Je ne sais pas où est partie Justine, mais si tu peux lui rappeler quand tu la vois de faire le rapport et de l’envoyer ce soir, ce serait bien. Marc va avoir besoin d’informations rapidement pour nous envoyer des ravitaillements.

- Ce sera fait boss.

Alors que je me dirige vers la sortie, je vois Laurent bien embêté pour savoir s’il doit m’accompagner ou assurer la sécurité au réfectoire.

- Laurent, reste ici. Je suis entre de bonnes mains, la Lieutenant vient avec moi. N’est-ce pas que vous me protégerez s’il m’arrive quelque chose, Lieutenant ?

- C’est mon boulot, quoi que vous puissiez en penser, donc oui.

- Voila, zéro zéro L, j’ai ma James Bond Girl personnelle, pas d’inquiétude à avoir, rigolé-je doucement.

- A moins que vous ne m’agaciez prodigieusement sur le trajet, et là je pourrais éventuellement dire que je n’ai eu le temps de rien, dit-elle en me faisant un clin d'œil. J’ai les mains prises, après tout.

- Je ne suis pas inquiet le moins du monde. Je crois que vous avez de bons réflexes. Allez, en route, il y a des familles qui nous attendent.

- Je vous suis, Monsieur Zrinkak.

Nous prenons ensemble le petit chemin qui mène à l’ensemble hétéroclite de tentes et abris de fortune. Il est urgent qu’on leur apporte notre matériel, leurs conditions de vie ne sont vraiment pas possibles.

- Appelez-moi Arthur, Lieutenant. Je ne suis qu’un civil. Et pour être honnête avec vous, je n’ai pas trop envie que les autochtones entendent mon nom.

- Très bien, j’en prends note. Ça m’arrange, j’ai peur de l’écorcher à chaque fois que je le dis, rit-elle doucement.

- Ouais, normal. Dès qu’on met un truc un peu étranger devant un soldat, tout ce qu’il sait faire, c’est tirer dessus. Pas possible de le comprendre. Tellement typique et cliché.

- Presque autant que le chef de projet d’une ONG qui ne peut pas encadrer les militaires qui vont lui sauver le cul en mission, j’imagine.

- Ou qui vont tout faire foirer parce qu’ils ne savent pas garder leur sang-froid et réfléchissent avec leurs armes plutôt qu’avec leur cerveau.

- Je peux savoir ce que je vous ai fait, au juste ? C’est vous qui manquez clairement de sang-froid, là. Si pour vous, demander de déplacer une tente est un acte de guerre pour vous, on va avoir un problème. J’ai autre chose à faire que de me battre avec vous.

- Vous êtes militaire, voilà ce que vous avez fait. Quand il y a des armées, il y a des morts, il y a de l’injustice. Et ce sont toujours les civils qui en pâtissent. Vous pensez que tous ces gens seraient là s’il n’y avait pas les armées qui se battent ? Bref, ce n’est rien contre votre personne, juste contre ce que vous représentez.

Je lui jette un regard lui montrant mon souhait de clore la discussion. Je n’ai pas envie de parler de tout ça. Je sais que je ne suis pas rationnel, mais je ne peux lutter contre ce que je ressens depuis tout gamin, depuis mon exil forcé.

- Ce n’est pas l’armée qui déclare une guerre, Arthur, ce sont les politiciens. Et, ici, moi je ne fais pas la guerre. Je ne fais que protéger ceux que leur propre pays abandonne, ceux qui se retrouvent pris entre deux feux et n’ont plus rien. Mais je comprends, vous n’êtes pas le premier qui est rebuté par les militaires, j’ai l’habitude.

- Ouais eh bien, bossons ensemble, vu qu’on est obligé de se supporter. Mais vous allez voir, la guerre c’est horrible. Il y a des drames. Et souvent, ce sont les militaires qui en sont les responsables. Même s’ils se cachent derrière les politiciens.

- Je suis entrée dans l’armée il y a quatorze ans, Arthur, croyez-moi, j’en ai sans doute vu bien plus que ce que vous imaginez, murmure-t-elle avant de soupirer. Je ne vais pas à la guerre pour le plaisir de tuer, vous savez.

- N’en parlons plus, on a du boulot. On arrive où vous avez parqué ces pauvres gens. J’espère que vous pourrez nous aider après le repas à leur distribuer tout le matériel pour qu’enfin ils ne soient plus comme cette femme, là, à dormir à même la boue !

- Il faut que je vous dise que vous me faites chier, Arthur. Vous voulez quoi, qu’on les entasse dans des immeubles en ruines ?

- Non, mais leur donner des toilettes, c’est prévu par le protocole, non ? Quarante-huit heures et toujours rien ! C’est pas contre vous, bordel, Lieutenant, c’est contre l’armée ! Votre prédécesseur était un gros con. Essayez de remonter un peu le niveau, merde !

- C’est au planning dès demain, mais je ne sais pas si vous avez remarqué, je n’ai pas un effectif énorme, non plus. Je vais faire ce que je peux, et si vous ouvriez un peu vos mirettes, vous verriez que mes hommes sont déjà en train de dégager le terrain près du réfectoire. Bon sang, qu’est-ce que vous êtes chiant, s’agace-t-elle en déposant les cartons. Je viens de me mettre la moitié de mon équipe à dos pour vous brosser dans le sens du poil en vous proposant de distribuer vos vivres dans notre cantine, merde !

Je m’arrête à mon tour et dépose mes cartons. Je la regarde comme si je la voyais pour la première fois. Le cri du cœur qu’elle vient de pousser a au moins le mérite de m’interpeller. J’allais encore la provoquer, mais je me retiens. J’essaie de prendre sur moi, de faire un pas vers elle, mais je n’y arrive pas. Et pourtant, le regard qu’elle me lance est fort, intense. J’y lis un vrai engagement pour les autres, une vraie volonté d’aider, une vraie supplique de la comprendre. Mais le treillis qui est en dessous bloque toute possibilité pour moi.

- Excusez-moi, Lieutenant, réussis-je à lui dire. Je sais que vous faites votre maximum, rajouté-je avec plus de conviction. Désolé de vous avoir remis en question, on est ici ensemble, il faut qu’on bosse ensemble. Avec nos différences, mais pour eux.

Je montre le champ où s’entassent les réfugiés. Elle soupire mais ne me répond plus et nous récupérons les cartons pour commencer la distribution. La situation est vraiment catastrophique et je constate que je ne suis pas le seul à le réaliser quand je vois les yeux de la soldate qui m’accompagne s’humidifier. J'utilise la liste réalisée par Lorena et j’en profite pour récupérer les petits tickets de distribution. Même dans ces circonstances exceptionnelles, les protocoles mis en place par mon ONG sont fonctionnels. C’est rassurant et effrayant à la fois. Rassurant car cela démontre que ce qui a été réfléchi l’a été de manière intelligente. Effrayant car ça veut dire que ce genre de situations est récurrent.

Une petite fille s’approche de moi et me réclame à manger. Je lui demande si elle a un ticket ou si ses parents en ont un, mais elle ne comprend pas le français. Je jette un œil aux alentours et répète ma question en Silvanien, sous les yeux étonnés du Lieutenant. La fillette me répond alors qu’elle ne sait pas où sont ses parents, qu’elle est ici seule, et que la famille qui l’a recueillie ne lui a rien donné.

- Lieutenant, je n’ai plus rien dans mes cartons, vous pouvez lui donner une ration ? La famille qui s’occupe d’elle n’avait pas assez pour lui en donner.

- Bien sûr, me répond-elle en s’accroupissant devant la petite avant de lui tendre la ration, un sourire aux lèvres.

- Mérsi, répond-elle en Silvanien, avec un sourire tellement craquant que je suis à deux doigts de lui proposer de venir s’installer avec moi dans notre tente.

- Je suis Julia, poursuit le Lieutenant en posant sa main sur son torse avant de répéter son prénom, puis de tendre son index en direction de la petite. Toi ?

- Lila, répond-elle, prête à s’enfuir avec sa ration.

- Lila, moi c’est Arthur. Surtout ne dis à personne que je parle ta langue, c’est notre secret, d’accord, ajouté-je en Silvanien.

- Oui, promis, dit-elle avant de donner un petit bisou à Julia et de s’évanouir dans le camp en courant.

Je me tourne vers ma voisine.

- Alors, comme ça, la Lieutenant a un prénom ? Et un cœur aussi, on dirait, Surprenant ! ris-je en espérant qu’elle comprenne que c’est un petit trait d’humour pour lui montrer que je suis content de voir qu’elle a su se montrer humaine dans la situation que nous venons de rencontrer.

- Il paraît. Les deux se pointent de temps en temps oui, je ne les contrôle pas. Il faut trouver la famille qui l’accueille et essayer d’avoir plus d’infos sur ses parents, non ? Et je vais demander à ce que mon équipe médicale vienne faire un tour dès aujourd’hui. Vous pourriez voir avec votre interprète, éventuellement ? A moins que vous vouliez les accompagner vous-même.

- Moi ? Si j’avais le temps, pourquoi pas… Mais s’il vous plaît, ne dites à personne que je parle la langue d’ici. Je n’ai… pas envie que ça se sache.

- Seulement si vous ne balancez pas mon prénom à tout le monde, sourit-elle en me tendant la main. On a un deal ?

- Deal, Lieutenant !

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