La danse du grand vautour

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Elles étaient entrées sous sa tente comme l’auraient fait des ombres, s’étirant lentement, voilant tout ce qui pouvait être vu, et engloutissant par là même tout dans un silence plus épais que le naphte. Huna, les voyant glisser à l’intérieur, douta de son courage un instant ; elles étaient certes de sa famille, celle-là même qui l’avait toujours nourrie et protégée, mais elles étaient surtout les cavalières qu’elle admirait le plus, celles qui représentaient le mieux ce qu’elle rêvait de devenir. Éberluée, elle se laissa cerner sans y prêter attention. Ce cercle parfait était constitué d’une dizaine de femmes aux allures du grand vautour. Elles s’étaient réunies pour elle, afin de l’accueillir dans leur cavalerie, comme l’une des leurs, mais en serait-elle digne ? À en croire sa mère, elle ne pouvait échouer ; aucune de ses ancêtres n’avait failli, ce qui ne la rassérénait en rien. Bien au contraire, quand elle y pensait, elle sentait un poids plus lourd lui opprimait la poitrine. Acculée au fond de son être, sa détermination vacillait, laissant naître un besoin immédiat de sanglots. Un besoin qu’elle réprima à grand-peine, se forçant à imaginer tous les douleurs et sacrifices que consentit la puissante Rani, afin de sauver la vaste plaine. Si au pire moment de leur histoire, cette cavalière n’avait rien cédé, elle ne pouvait guère le faire lors de son passage. Se faisant violence, elle releva le visage, galvanisée par les contes et légendes, perçant d’un regard de défi les femmes-vautours qui la jaugeaient. Parmi elles se trouvait sa mère, celle qui ne fallait pas décevoir sous aucun prétexte. Huna, à genoux au centre de ce cercle, scrutait ces êtres vêtus de plumes blanches, coiffés de même, escamotant leurs visages à l’aide d’un bec d’or, alors qu’elle tentait de mieux les reconnaître. Elle ne la trouva pas, mais sa mère était là. Elle sentait sur elle son regard, celui dont elle l’avait toujours gratifiée et qui la rassurait quand elle venait à douter d’elle-même.

L’éclaireuse jugeait son œuvre. Une œuvre qu’elle avait façonnée avec une opiniâtreté sans détente, jour après jour, de sa naissance jusqu’à son passage, pourvoyant leçons et remontrances quand elles avaient été nécessaires. À cet instant, la première des cavalières faisait la somme de ses réussites et de ses échecs et le résultat lui ravit un sourire sans artifice. Une fierté qu’elle dissimula sans attendre sous son bec. La cérémonie pouvait commencer.

Huna vit alors l’une de ces femmes avancer vers elle. Une cavalière qu’elle reconnut aussitôt qu’elle dévoila ses traits : il s’agissait de Siana, celle qui avait vu la mer. Elle avait le visage de ceux qui sont aimables en toutes circonstances et bien qu’il fut meurtri de nombreuses fois, il affichait encore une certaine beauté. Un charme naturel que de nombreuses années avait amplifiées ; car elle était la doyenne des cavalières de son clan.

Huna était heureuse de la voir, fière même qu’elle fût la première à l’accueillir. Elle attendait, impatiente, des mots qui devaient la faire entrer dans la communauté et la reconnaître comme son égale, mais ils n’arrivaient guère. Ce silence, pourtant bref, souffla sur les braises de ses doutes. Que se passait-il ? Pourquoi venir si ce n’était pour l’accueillir ? Pouvait-elle la refuser ? Pourquoi le ferait-elle ? Autant de questionnements qui tournaient sans cesse en elle sans pouvoir en sortir et ils y seraient encore si Siana ne les avait chassés d’un sifflement puissant : une sibilance qu’Huna ne connaissait pas encore. À cet appel, les femmes-vautours se mirent à tourner autour d’elle, répétant à l’unisson ce sifflement nouveau : ainsi commença la danse.

Suivant un même rythme cadencé par la doyenne, les vautours aux plumages blancs sautaient à chaque appel, et de se ruer sur Huna, feintant de la dévorer, avant de se retirer, afin de mieux recommencer. L’initiée était tiraillée entre la peur et l’excitation. Portée par le rythme, elle aurait aimé se lever, rejoindre le cercle et s’unir à elles, mais là n’était pas sa place. Elle devait être au centre ; elle n’était pas encore des leurs. Puis, alors qu’elle se laissait de plus en plus envahir par cette danse hypnotique, celle-ci s’arrêta aussi brusquement qu’elle avait commencé. Surprise, elle les observa et remarqua que Siana avait retrouvé sa place parmi elles. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle n’eut pas le temps de douter cette fois-ci. En effet, une autre femme quittait déjà le cercle, afin de lui faire face. Huna la reconnut aussitôt, car il s’agissait de sa mère. L’éclaireuse dévoila entièrement son visage et sur celui-ci, la jeune femme ne put rien lire de ce qu’elle pouvait bien ressentir. Sa mère ne l’était déjà plus. Celle-ci siffla le même mot qui avait rythmé la danse et dans un geste, alliant la grâce et la force, elle laissa choir les atours du vautour. Elle lui révélait son corps, car il fallait qu’Huna connût le prix d’une vie à travers la plaine, un tribut que l'éclaireuse avait payé de nombreuses fois. Elle se devait de la regarder, alors elle la regarda. Timide, elle fit le compte des cicatrices, des vergetures et même des rides, qu’elle exhibait. En comparaison, son corps lui parut d’une jeunesse humiliante, car elle était encore vierge en tout.

Sa mère, elle, lui montrait fièrement un corps nerveux et endurci, fait pour et par le mouvement. Alors qu’Huna peinait à ordonner sa tignasse, son modèle déployait une longue tresse avec laquelle elle se couvrait la base du cou, tel un collier de jais. Sa peau, bien que burinée par le soleil de la steppe, était trop lisse, quand celle qui lui était donnée de voir était rongée par le vent de l’ouest. Même ses mains, qui ne rechignaient à aucune tâche, lui parurent bien trop frêles. Honteuse, elle baissa la tête un instant, avant d’être rappelée à l’ordre par un nouveau sifflement.

Quand celui-ci retentit, les autres cavalières imitèrent leur éclaireuse et donnèrent à voir à Huna ce qu’il en coûtât d’être l’une des leurs. Elle se devait de le savoir, avant d’être reconnue comme cavalière. Huna s’était levée afin de pouvoir les observer, les unes après les autres. Elle prit son temps, comme pour accorder à chacune le même intérêt. Puis, consciente à présent du prix qui lui était demandé, elle fit tomber à son tour les atours du vautour, exhibant sa jeunesse coupable. Ce fut à cet instant que sa mère posa sa main sur son front et en appela à haf par trois fois. Puis, elle baigna cette main dans un pot de terre, que l’on avait rempli par avance d’un liquide épais et rougeâtre. Huna en avait senti l’odeur bien avant que ne commençât la cérémonie et n’avait rien montré de son trouble quand elle reconnut l’odeur du sang. De ses doigts ensanglantés, l’éclaireuse traça le signe du vent sur le visage de sa fille : trois traits verticaux au-dessus de l’arcade gauche, un unique au-dessus de l’autre et un dernier, des lèvres jusqu’au menton ('‚‴ ). Ayant accompli sa part, elle siffla derechef le nom du vent, suivie des cavalières qui l’imitèrent à l’unisson. Quand elle retourna dans le cercle, une autre s’avança.

Il s’agissait de Jani, la plus jeune parmi les cavalières. Elle n’était guère plus âgée qu’Huna. Cette dernière se rappelait encore le passage qui avait été organisé pour elle l’année dernière et sa tristesse de ne pouvoir y participer alors. Heureuse de la voir, Huna osa sourire. Une audace que lui retourna Jani. Celle-ci posa sa main sur la poitrine de l’initiée et en appela à chna par trois fois, avant d’y peindre le nom du feu (·῀‚). Sa tâche accomplie, elle siffla une dernière fois ce nom. Un sifflement qui fut repris à l’unisson par le cercle.

C’était au tour de Naha de s’avancer, car elle était la mère la plus jeune parmi les cavalières. Rassurante, elle posa un regard doux sur Huna et sa main sous son nombril, avant d’en appeler à Si par trois fois. Encore affaiblie par les efforts de l’enfantement, elle peina à s’accroupir afin de teinter sa main du sang rouge vif. Quand elle y parvint, après bien des douleurs, elle traça le nom de l’eau sous le nombril (῭´). Avant de rejoindre le cercle, elle siffla de nouveau ce nom et les autres cavalières le répétèrent à l’unisson.

Finalement, Siania apparut de nouveau au centre du cercle. Elle observa Huna qui n’osait bouger, avant de s’agenouiller avec peine, posant ses mains sur les pieds de la jeune femme. Elle en appela à Vo par trois fois et d’y peindre le nom de la terre sur chacun de ses pieds (“•). Puis elle se leva, et siffla de nouveau le nom qu’elle avait peint. Un sifflement repris à l’unisson par le cercle, alors qu’elle y reprenait sa place, laissant le centre à la première d’entre elles. En effet, l’éclaireuse s’avança de nouveau. Au-devant de sa fille, elle leva les bras vers le ciel et en appela par trois fois à Asvona, le nom du monde, afin qu’il accueillît une nouvelle cavalière. Elle siffla son nom et Huna reconnut qu’il s’agissait du mot, celui que ne lui avait pas transmis sa mère, mais qu’elle avait appris au cours de la cérémonie. Lorsque les autres cavalières reprirent à l’unisson ce sifflement, il parut à Huna que le monde l’accepta en son sein et qu’elle était liée à lui plus que jamais. Elle ne put réprimer un large sourire. Un contentement que toutes les femmes en ce lieu réunies semblaient vouloir afficher : elle était des leurs à présent. Afin de l’accueillir toutes ensemble, elles la couvrirent de nouveau des atours du vautour. Et elles lui firent une haie d’honneur, afin qu’elle sortît et qu’elle montrât à tous ce qu’elle était à présent : une cavalière parmi les cavalières.

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