Chapitre 41

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Samedi 31 août 1996

Je vais laisser passer cette journée qui va être infernale sur les routes. Sacrifier à la grasse matinée. Ranger ma voiture, peut-être la laver si j'ai le courage, car elle est pas mal poussiéreuse et relire les notes de ce carnet. Il y a au moins quinze jours que je ne n'ai pas opéré ce retour en arrière. Est-ce que ce récit se tient ? A-t-il un intérêt pour d'autres que moi ? Il faudrait que je trouve un lecteur cobaye. J'ai bien une petite idée, mais il est trop tôt pour la donner encore. Il faut que je réfléchisse.

Bon. La première partie de mon emploi du temps est achevée. La DS brille comme à ses meilleurs jours. J'ai déjeuné d'une omelette accompagnée d'une portion de frites achetée au camping. Je peux à présent ouvrir mon carnet noir, confortablement installé dans un des hamacs mis à la disposition des résidents.

Relire de façon suivie ces notes écrites en morcelé change complètement la donne ! C'est très curieux. Malgré le "je" employé, j'ai ressenti une distanciation qui, à certains moments, m'a donné l'impression de lire l'histoire d'un autre. C'est pourtant bien la mienne ! Mais, pour être tout à fait honnête, il faut que je corrige une affirmation, lancée au détour d'une phrase dans les premiers chapitres, selon laquelle je n'aurais jamais trompé Jeanne.

Techniquement, c'est exact, si je peux me permettre cette trivialité ; moralement, ça l'est moins. C'était dans les premiers temps de la reprise du commerce de mes parents. Il est évident que ma clientèle comportait beaucoup de couples dont les conjoints venaient choisir et acheter ensemble, mais bon nombre de femmes venaient aussi seules à la bijouterie.

Et l'une d'elles, mariée cependant, commença bientôt à me poursuivre de ses assiduités. Tous les prétextes lui étaient bons pour venir à la boutique ou l'atelier : cadeaux de baptême, communion, confirmation, modification de bijoux anciens - bagues, colliers, boucles d'oreilles - réparation de montres, achats nouveaux...

C'était l'épouse du Président du Tribunal de Grande Instance et son mari ne savait rien lui refuser. Elle devint rapidement une de mes meilleures clientes. En ville, on jasait, murmurant qu'une maladie avait laissé le juge impuissant et qu'il laissait la bride sur le cou à son épouse, à condition qu'elle reste discrète.

Elle était grande et mince, yeux verts et cheveux auburn et n'avait pas froid aux yeux. Italienne d'origine, sa beauté provocante ne laissait indifférent personne ou presque... moi pas moins que les autres.

Nous étions en 1955 et j'avais trente-six ans, la force de l'âge, comme on dit. Ce qui pouvait arriver, survint un après-midi qu'elle était venue à l'atelier changer le fil d'attache et le fermoir d'une rangée de perles véritables.

L'opération était achevée et j'allais lui passer le collier autour du cou, quand, alors que nos visages étaient face à face, à quelques centimètres à peine l'un de l'autre, une attraction mutuelle incontrôlée nous fit nous embrasser d'abord timidement, puis avec passion jusqu'à ce que l'employée frappe à la porte pour me dire qu'on me demandait en boutique.

Je réagis si vivement que le collier réparé se retrouva à nouveau brisé et qu'il nous fallut, à trois, un bon quart d'heure pour retrouver toutes les perles égaillées sur le sol, sous les meubles ou dans les interstices du plancher quelque peu disjoint de l'atelier.

Le charme, lui aussi, était rompu. Mon sentiment de culpabilité m'empêcha de tenter à nouveau quoi que ce soit et quelques mois plus tard, le juge et son épouse quittaient la ville pour Rennes.

Ironie du sort, elle s'appelait Giovanna, autrement dit Jeanne, en italien.

Jeanne, la mienne, a eu connaissance de l'incident du collier brisé, mais pas de sa cause, du moins, pas que je sache. Ou alors, elle m'a pardonné sans autre forme de procès cette incartade restée sans conséquence.

Voilà. Bien que vous n'ayez que très indirectement voix au chapitre, je me sens quand même libéré d'un petit poids, d'un "scrupule" comme disaient les Latins.

(à suivre)

© Pierre-Alain GASSE, mars 2018.

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