Chapitre 32

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Vendredi 24 août 1996

Hé, hé ! Le dicton a raison : "À la Saint Barthélémy, la grenouille sort de son nid". Il bruine et je revis. Trois semaines sans pluie, c'est une éternité pour un Breton et depuis mon départ, à part l'orage du lac des Salhiens et celui des Bouillouses, je crois bien que j'ai eu beau temps sur toute la ligne. Certes, en camping, les intempéries ne sont pas pain bénit, mais rien de tel qu'un bon petit crachin, pour vous laver la figure et la cervelle ! Je vais pouvoir sortir ma cape et aller à pied jusqu'à la verrerie.

Hier après-midi, j'ai passé deux heures excellentes au Musée de Céret où j'ai revu plein d'œuvres qui m'enchantent et fait deux découvertes : Chaïm Soutine, que je ne connaissais que de nom et Édouard Pignon, dont j'aime beaucoup les premières œuvres et infiniment moins celles qui ont suivi. Jusque-là, pour moi, il n'existait qu'un Pignon célèbre : celui du "Dîner de Cons" de Francis Veber, qui m'a tant fait rire, il y a quelques mois, lors de sa représentation à Saint-Brieuc. C'était au Cinéma-Théâtre "Le Royal", juste avant qu'il ne ferme, avec Jacques Villeret dans le rôle éponyme. Ce fut notre dernier spectacle ensemble, à Jeanne et moi.

Les gens d'ici n'avaient pas vu la pluie depuis deux mois, alors ils sont plutôt contents, mais cette bruine va tout juste mouiller la poussière. Il faudrait beaucoup plus pour que les sols en profitent et que le niveau des nappes phréatiques soit revu à la hausse. Le dernier épisode de grosse, grosse pluie remonte à fin janvier : en deux jours, il était tombé cent soixante-dix litres d'eau par mètre carré ! Mais depuis quasiment rien ! me dit la boulangère du bourg, une femme opulente, à l'accent chantant, "qui soutient ce qu'elle avance", comme disait mon père.

S'il cesse de pleuvoir bientôt, je démonte et pars cap au Nord-Est jusqu'à Uzès. Deux cent soixante quinze kilomètres, si j'ai bien compté, et environ cinq heures de route, sans les arrêts.

Je redoute un peu cette étape, qui me ramène presque cinquante ans en arrière.

C'était en 1950. Nos premières vacances avec la 4CV Renault et Paul, qui venait d'avoir douze ans. Nous logions chez l'habitant. À la sortie de la ville, dans une grande maison de ferme, et nous prenions nos repas avec nos hôtes sous une pergola couverte d'une bignone et d'une vigne qui nous abritaient des ardeurs du soleil de midi.

L'hôtesse avait pris Jeanne en affection et lui apprenait à cuisiner les plats d'ici. Rôtir, frire et mijoter à l'huile d'olive, elle n'avait jamais vu ça, ma Jeanne, mais, après les moues dédaigneuses et les grimaces du début, elle y avait pris goût à la cuisine du Midi ! Nous avons même rapporté tout un tas de recettes, dont certaines sont entrées et restées dans nos menus par la suite : l'aïoli, la brandade de morue à la nîmoise, la tapenade, les moules farcies et la fougasse !

Uzès était alors une ville endormie sous ses platanes et dans ses palais décrépits, mais il y faisait bon vivre et boire l'anisette ou le vin cuit sous les arcades pluricentenaires.

Nous étions là depuis une semaine à lézarder et visiter la ville et ses environs quand un matin, alors que Jeanne était en cuisine avec notre hôtesse autour d'une guardianne de taureau et moi plongé dans un livre dans le hamac tendu entre deux platanes, nous entendîmes soudain un cri de douleur, puis plus rien : je me levai et montai en hâte l'escalier qui menait à la terrasse. Paul avait eu l'idée saugrenue de jouer les équilibristes sur le mince muret qui la ceinturait, venait de chuter et gisait ensanglanté sur les graviers de la cour.

Je redescendis les marches quatre à quatre et accourus à son secours, suivi par Jeanne et notre hôtesse. Il était inconscient. Sa tête avait porté sur une grosse pierre descellée de la margelle du puits voisin et du sang s'écoulait de la blessure.

Notre état à Jeanne et moi devint instantanément indescriptible : agitation, confusion, précipitation. Cet enfant, nous l'avions obtenu après tellement d'attente que nous le couvions comme la prunelle de nos yeux et le moindre des maux qui l'affectaient nous était insupportable. Jeanne voulait le prendre dans ses bras. Moi, le porter dans la maison. Par chance, notre hôtesse était une femme de tête qui avait été infirmière de guerre bénévole.

— N'y touchez pas ! nous intima-t-elle, et allez composer le 18 au téléphone du salon.

Mes doigts tremblaient tellement que je dus m'y reprendre à deux fois avant de réussir à tourner correctement le cadran pour composer le numéro des pompiers. Le temps que l'opératrice du central me mette en contact avec la caserne me parut une éternité. Mais un quart d'heure plus tard, l'ambulance était là. Avec d'infinies précautions, deux hommes glissèrent Paul sur une civière, nous montâmes avec eux dans le véhicule qui actionna son klaxon bi-tons et prit la route de l'hôpital proche.

Le traumatisme crânien était sérieux et la zone touchée, dite de Broca, laissait craindre des séquelles au niveau du langage. Paul est resté huit jours dans un coma léger, et sa mère et moi nous sommes relayés vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour être à ses côtés. Telle fut notre seconde semaine de vacances à Uzès, bien différente de la première. Le matin du dernier jour de notre location, alors que nous envisagions de prolonger, Paul répondit à une pression de main de sa mère et, dans l'après-midi, il ouvrit les yeux ! Le soir même, il nous parlait, en pleurs, pour demander pardon.

Les médecins convinrent que nous pouvions envisager son rapatriement en ambulance à la clinique de Sainte Thérèse où son rétablissement complet prit encore trois semaines.

De cette malencontreuse chute, il a gardé par la suite et jusqu'à sa mort une lenteur d'énonciation qu'il déguisa d'un flegme britannique et nous, il nous est resté une intranquillité de tous les instants.

C'est fini, hélas.

Toinette - ça y est, son prénom m'est revenu - et son mari sont morts à présent, mais la maison, tenue par une de leurs filles, accueille toujours des pensionnaires et cela me fait tout drôle de monter à nouveau les marches de pierre, moussues dans les coins, qui mènent à la pergola.

Sur le muret de briques qui vit chuter Paul, trônent un lapin et une poule en terre cuite qui auraient enchanté le petit garçon qu'il était alors. La bignone est en fleurs et ses élégants cornets rouge-orangé se détachent sur le crépi clair du mur. Je frissonne, pas de froid, non, mais d'émotion.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2017.

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