Chapitre 31

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Jeudi 23 août 1996

Je me suis couché à minuit passé, le cœur en paix et l'appétit rassasié, après avoir dégusté un loup grillé au romarin, accompagné de pommes de terre sous la cendre dans un tout petit restaurant du bord de mer à Argelès, tenu par un couple qui a passé depuis longtemps l'âge de la retraite. Un petit pichet de rosé bien frais et une boule de glace à la vanille par là-dessus, le tout pour cent francs.

Il est 7h50. Je me réveille donc guilleret quand mon transistor ramène tout d'un coup le fracas de l'actualité dans ma tente : à Paris, le Ministre de l'Intérieur vient de donner aux CRS l'ordre d'évacuer manu militari les deux cent dix sans-papiers, familles avec enfants en bas âge pour la plupart, qui occupaient depuis presque deux mois l'église Saint-Bernard, dans le dix-huitième arrondissement. J'entends les coups de merlin dans les portes du sanctuaire, les cris, les pleurs et les tirs de grenades lacrymogènes, les cars qui arrivent où l'on fait monter de force ces migrants pour les emmener au centre de rétention de Vincennes. J'imagine des coups de matraque. Des images anciennes me reviennent. Je souffre dans ma chair avec eux. Le curé de la paroisse, Médecins du Monde, le DAL, des personnalités médiatiques aussi diverses qu'Ariane Mnouchkine, le Professeur Schwartzenberg ou Emmanuelle Béart, dénoncent ce coup de force, la voix pleine d'indignation.

Il semblerait que tous ces gens aient trouvé du travail chez nous. Leur seul tort est de ne pas posséder de titre de séjour en règle. Alors, un peu d'humanité, s'il vous plaît !

Après m'être remis de ce pénible réveil en fanfare, je vaque à mes occupations matinales avant de prendre la route de la côte en direction de Collioure.

Le panorama de Collioure est un de ceux qui m'enchantent le plus. Seulement, y accéder en été se mérite ! La Nationale 114 est encombrée. Il fait beau, je roule capote baissée, le bras à la portière, et n'étaient les effluves surchauffés du bitume, mêlés à ceux des gaz d'échappement, je serais indifférent à ces petits tracas. Que la pollution automobile devienne un problème sérieux n'est pas pour me surprendre ! À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la France comptait à peine deux millions et demi d'automobiles. Ce chiffre est aujourd'hui multiplié par dix, annonçait la télé, il y a peu ! Et chacun roule davantage, prend plus de vacances, travaille plus loin de son domicile... Les émissions nauséabondes et nocives ont crû d'autant ! Cela n'a rien d'étonnant.

Ceci dit, il ne faudrait pas que je reste bloqué des heures dans un embouteillage dans ces conditions, car je commence à me sentir oppressé. Par chance, une légère brise de mer se lève et évacue les fumées vers l'intérieur des terres.

Me voilà sur les hauteurs qui dominent Collioure. Selon les lacets de la route, j'aperçois Notre-Dame des Anges, son clocher-phare si reconnaissable, ses épais contreforts, sa galerie de briques en surplomb, se dressant au bord de la plage de galets de Boramar. À l'opposé, le Château des Rois de Majorque ferme la crique et, au loin, dominant le tout, le fort militaire Saint-Elme. Cette vue vaut bien le voyage ! Je ne veux pas stationner trop sur la hauteur et je me prépare à tourner en rond pendant un certain temps pour me garer quand, devant moi, Place du Général Leclerc, un véhicule quitte son emplacement, convoité par toute une file à l'arrêt. C'est mon jour de chance ! Je suis à deux pas du port.

Il va être l'heure de se restaurer ; j'avise une terrasse avenante où demeurent quelques tables libres pour personnes seules comme votre serviteur. J'en choisis une à laquelle le parasol d'à côté donne de l'ombre. Pour l'instant. Il fait chaud. Je vais boire de l'eau pétillante, c'est plus prudent. Garçon, s'il vous plaît ?

C'est une jeune fille qui s'avance, casquette à visière sur ses cheveux blonds, en jeans, baskets et chemisier blanc. Les emplois étudiants de l'été. Paul avait occupé un de ces postes, deux ou trois mois, pendant ses études. J'y pense parce que cette demoiselle a un petit air de ressemblance avec Léa, son épouse décédée.

Elle arbore un sourire qui ne m'a pas l'air trop commercial :

— Bonjour, c'est pour déjeuner ?

— Oui, s'il vous plaît.

— Je vous apporte la carte.

— Ne vous donnez pas cette peine. Je prendrai une salade niçoise, une demi-bouteille d'eau gazeuse et un galopin en apéritif.

— De vin ou de bière ?

— De bière, de bière. Chez moi, un galopin, c'est toujours de la bière.

— Ça, c'est parce que vous venez d'une région où l'on ne produit pas de vin, me répond-elle en souriant.

— C'est juste. Je viens de Bretagne.

— J'y vais en vacances, parfois, ça nous change de la chaleur d'ici. Je vous apporte les boissons tout de suite.

Je brûle de lui répondre qu'en Bretagne aussi, il fait beau et chaud, souvent, mais je me tais. Je ne suis pas d'humeur à lutter contre les stéréotypes. Elle s'éloigne d'un pas souple, vers une table à desservir, mettant en pratique un des adages de la profession : ne jamais retourner en cuisine les mains vides !

J'observe les dîneurs et les passants. C'est varié et distrayant. Cela va du bikini à la limite de la décence jusqu'au costume d'été de lin blanc, en passant par la robe fleurie, la minijupe au ras des fesses, le jogging ou le bermuda et pas mal de maillots de football : des numéros 7 et 10, de Zidane à Cantona, en passant par Thierry Henry et Platini. Et des T-shirts de groupes, chanteurs ou leaders dont je ne connais rien ou presque : Nirvana, Oasis, Cranberries... aux côtés d'étoiles établies : Beatles, Stones, John Lennon et l'inusable Che. Entres autres.

Après un petit café, je reprends le volant en direction de Céret. Une grosse demi-heure de route. Ce n'est plus, hélas, la saison des fameuses cerises Burlat qui ont établi la renommée du lieu, mais au moins vais-je avoir l'occasion d'admirer à nouveau les Picasso, les Matisse et autres chefs d'œuvre de la cohorte de leurs amis au Musée d'Art Moderne créé en 1950 par Haviland et Brune dans l'ancien couvent des Carmes. J'ai hâte aussi de voir la réhabilitation et l'agrandissement du musée, inaugurés par le Président Mitterrand, il y a trois ans.

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2017.

(à suivre)

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