Chapitre 30

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Jeudi 22 août 1996

Ce matin, j’éprouve un sérieux coup de blues. Helen et Mark viennent de partir ! Contre toute attente, elle, n’a pas été embauchée comme animatrice au camping, sans qu’on lui donne d’explications et lui, dans ces conditions, comme annoncé, n’a pas accepté l’offre du patron de snack-bar qui lui proposait un CDD de plongeur d’une semaine. En une demi-heure, ils ont plié bagage, après le petit déjeuner, un peu amers, mais pressés aussi de poursuivre leur voyage dont le terme approche. Je me retrouve tout seul et un peu perdu, après l’aventure vécue la veille et quarante-huit heures d’heureux voisinage avec ces sympathiques jeunes de l’autre bout du monde.

Bien entendu, pour eux, je n’étais qu’un des multiples contacts de leur périple, plus exotique que d’autres peut-être, et encore... Je m’interroge. À quoi tout ceci rime-t-il ? À quoi bon rencontrer des gens, gagner de nouvelles connaissances, si c’est pour les quitter ou les perdre presque aussitôt ? J’ai l’humeur chagrine. Mais ce n’est pas tout. Il m’apparaît aussi qu’en prenant régulièrement des risques, souvent inconsidérés, je cherche avec plus ou moins de constance à rejoindre Jeanne, à mettre un terme à cette errance estivale. Et mon vieux fond de culture judéo-chrétienne me souffle que ce n’est pas bien.

La vie ne vaut rien, disent certains, mais rien ne vaut une vie, rétorquent d’autres ; et moi, je suis là, ballotté entre ces deux pensées extrêmes. C’est épuisant. Je crois que je vais faire comme Helen et Mark : plier bagage, bouger de là, aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte, enfin, bref, lever le camp dès ce matin ! Et m’occuper les mains pour éviter de tourner neurasthénique. Quand j’étais en activité, seul dans mon atelier, je pouvais passer des heures concentré sur un bijou ou une montre en réparation, sous le faisceau de la lampe Waldmann, oublieux de mes soucis, omettant même de répondre aux appels de Jeanne, toujours pressée de me voir rentrer au logis et un peu jalouse des deux vendeuses de la boutique. Moins, quand ces fidèles au poste ont commencé à prendre de l’âge, comme nous.

Aussitôt dit, aussitôt fait, je démonte ma tente et remplis mon coffre. L’activité me requinque pour un temps.

Je vais quitter la Cerdagne pour gagner la plaine du Roussillon et un petit bourg d’arrière-pays nommé Palau del Vidre. À une centaine de kilomètres d’ici, tout au plus.

C’est la bizarrerie du nom catalan de cette bourgade (mot à mot : le palais du verre) qui me l’avait fait retenir une année où nous n’avions pas obtenu de réservation dans la station voisine d’Argelès, pour nous y être pris trop tard. Comme souvent, je l’avoue ; que voulez-vous, j’ai toujours éprouvé beaucoup de difficulté à réserver mes vacances d’été en décembre ou janvier !

Dès le Moyen Âge, l’artisanat du verre avait été une spécialité de la commune, d’où le toponyme adopté. Puis l’industrialisation avait causé sa disparition, avant que l’essor du tourisme ne provoque une renaissance réussie. Jeanne et moi avions déjà vu un souffleur de verre à l’œuvre, à Biot, je crois, mais c’est à Palau del Vidre que nous avons découvert le maître verrier Jorge Mateus, qui chaque après-midi, organise des démonstrations dans son atelier de la place del Gall. Le public ébahi le voit cueillir à la gueule du four avec sa canne une boule de verre en fusion, puis lui donner par son souffle le volume souhaité, avant de la parer, la teinter, la travailler en fonction de l’objet qu’il désire obtenir.

L’atelier regorge de pièces toutes plus surprenantes les unes que les autres. Les préférées de Jeanne étaient les sulfures, ces presse-papiers, le plus souvent sphériques, aux formes et couleurs intérieures prodigieuses. Nous en avons ramené un, bien entendu, avec un décor style corail, rouge, étonnant de ressemblance. Il trône sur mon bureau.

Le camping Le Haras occupe le parc d’un relais de chasse du XIXe. J’espère que je pourrai y trouver une petite place, parce que je n’ai pas de réservation. J’ai deux objectifs en revenant ici : retourner à Collioure qui m’avait enchanté, peut-être pousser jusqu’à Céret et, si je peux, retrouver les traces du camp d’Argelès où le Gouvernement français a parqué de façon honteuse les Républicains Espagnols de la Retirada qui en 1939 fuyaient le régime de Franco, en mémoire de Victor. Mais, c’est vrai, vous ne savez pas qui est Victor.

Victor, c’est un combattant républicain espagnol, échappé du camp d’Argelès, avant qu’il ne soit enclos et qui, avec la complicité de communistes catalans, parviendra jusqu’en Bretagne en juin 1939, intégré dans un contingent de trois cent vingt personnes, femmes, enfants et hommes de plus de quarante-cinq ans.

Le Préfet, dans l’urgence, en l’absence de locaux adaptés, les fit installer dans une usine désaffectée de la rue de Gouédic, à Saint-Brieuc. Pour les suivants, il fallut réquisitionner les prisons de Guingamp et de Dinan. J’avais retenu à l’époque les quelques lignes de l’Ouest-Éclair qui rendaient compte de leur pitoyable installation : « Il n’y a pas de lits, ils dorment sur des paillasses de paille prêtées par l’armée, avec les machines de l’usine au milieu. Il y a des trous dans le toit, il pleut. Pas de salle de bains et un seul w.c. pour trois cents personnes ! » Imaginez un peu !

Mes parents et ceux de Jeanne faisaient partie des Briochins qui les ont visités et secourus. Ils ont pu en faire sortir un certain nombre. Et parmi eux, Victor. Il était horloger de formation, avait enterré dans les sables d’Argelès sa femme, morte d’épuisement en février 39. Alors, nous l’avons recueilli et mon père l’a pris à l’atelier. Je parlais espagnol. Ça a facilité les choses. Il est resté avec nous dix ans. Puis, il s’est remarié avec une compatriote rencontrée à Paimpol et ils ont ouvert un commerce. Quand Franco est mort et que l’amnistie a été votée, ils sont rentrés au pays. J’ai perdu leur trace.

En fin de compte, j'ai trouvé un emplacement à Palau del Vidre, grâce à un retard de Hollandais, arrêtés par une panne sur l'autoroute des vacances. Ils n'arriveront que demain ou après-demain, me dit la fille de la réception. Cela fait bien mon affaire. Ce soir, je vais dîner à Argelès. La soirée est superbe. Il fait doux et les orangers du Mexique embaument. J'ai retrouvé de l'allant, profitons-en !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2017.

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