Chapitre 26

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Lundi 19 août 1996

C’est encore jour de départ pour ceux qui ne sont pas soumis aux contraintes du travail et je trouve place au bord de l’Aude sans difficulté. Il est temps de songer à l’intendance. Mes provisions sont presque épuisées. La réception dispose d’un coin épicerie assez bien achalandé, mais si je trouvais une supérette, je ferais sans doute quelques économies. Voilà bientôt trois semaines que je suis parti, et entre l’essence (gros budget, la DS21 de 1965 affichait une consommation moyenne de 12 litres au cent, mais mieux vaut compter quinze), les hébergements, la nourriture, les visites et quelques à-côtés, j’ai dépensé plus que je ne pensais. Les colonnes s’allongent dans mon carnet noir, dont les pages encore vierges me servent de livre de bord dans cette expédition. Il faut que je fasse un peu attention.

Cela va me donner l’occasion de revoir le village. En y allant, je réalise un rapide calcul mental : à six francs et des poussières le litre, pour parcourir mon périple de cinq mille kilomètres, il va me falloir sept cent cinquante litres d’essence environ et cela me coûtera plus de quatre mille cinq cents francs ! Mazette ! Je n’avais pas imaginé autant.

Le village compte deux épiceries supérettes dont une un peu plus grande que l’autre et je peux m’y réapprovisionner en produits de base pour ce qui me reste de parcours ou peu s’en faut : pâtes, sauce tomate, riz, thon, sardines, pilchards, petits pois, café moulu, chocolat, confiture, biscottes, huile, cassoulet, raviolis, saucisson sec, chips, pommes de terre, carottes, ail, oignon, allumettes, cartouches de gaz pour l’éclairage et la cuisine... Quelques produits frais : yaourts, crèmes dessert, jambon, tomates, mesclun, nectarines, une boule de pain prétranché. Ça ira pour aujourd’hui.

Je range le tout dans mes deux cageots d’intendance, bien calés sur un côté, à l’intérieur du coffre de la DS, et rentre au camping. J’ai de la lessive en retard, il serait temps que je m’en occupe. Je crois avoir vu deux machines à laver et deux sèche-linge à jetons dans un petit bâtiment qui jouxte la réception et les sanitaires. Plus besoin de fil à linge. J’ai quand même emporté une plaquette d’épingles à linge toutes neuves. Rangées sur leur carton, elles prennent moins de place qu’en vrac dans un sac.

Tout cela n’est pas passionnant, je sais, mais un journal de bord, c’est ainsi, de bric et de broc, le tri viendra plus tard, si tri il y a.

À Font-Romeu, ma prochaine étape, dormir sous la tente ne sera peut-être pas une situation enviable. À mille huit cents mètres d’altitude, les températures nocturnes vont bientôt approcher le 0 °C et mon matériel atteindra ses limites.

À la station-service, à la sortie d’Axat, un couple d’auto-stoppeurs me hèle : en short et T-shirt, sac au dos, godillots aux pieds et casquette à large visière sur la tête, ils montent à Font-Romeu, où ils espèrent trouver quelques semaines de travail dans la restauration, pour remonter leurs finances et poursuivre leur tour d’Europe. Rien que ça. Une Australienne et un Néo-Zélandais. Elle est grande, mince et blonde ; lui, grand aussi, brun et athlétique. Leur projet me paraît tellement méritoire par rapport au mien que je les prends ! Mon coffre étant presque plein, ils doivent garder un de leurs sacs sur les genoux.

Voilà trois mois qu’ils sont partis de Sydney, Helen et Jack. Un vol Sydney-Vienne sur Lauda Air, la compagnie de l’ancien champion automobile. Et depuis, ils circulent en auto-stop : après l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, le Royaume-Uni, maintenant, la France. Il se sont arrêtés au Mont-Saint-Michel, à Paris, bien entendu, puis Versailles, Lyon, et veulent voir Font-Romeu, célèbre station d’altitude pyrénéenne avant de passer en Espagne et visiter Barcelone. Un reportage télévisé sur le Centre National d’Entraînement en Altitude installé là-bas depuis 1968, a décidé ces deux grands sportifs à passer par là. Le four solaire d’Odeillo aussi, plein de promesses pour un pays regorgeant de soleil comme l’Australie.

— Quels sports pratiquez-vous, Helen ?

Son français est délicieux.

— Hum, la natation, comme tous les Australiens, mais surtout athletism, course à pied, la vitesse, 100 m, 200 m, 400 m. C’est mon job pour les trois prochaines années. Je vais integrate l’équipe nationale espoirs.

— Très bien, félicitations. Vous espérez être sélectionnée pour les jeux Olympiques de Sydney en 2000, alors ?

— Oh, yes of course, je travaille pour ça.

— Et vous, Jack ?

— Moi, c’est le rugby, comme tous les garçons de Nouvelle-Zélande. Je plaisante, bien sûr, on pratique beaucoup d’autres sports.

— En tous cas, vous parlez très bien le français.

— Ma mère est franco-australienne en fait, mais j’ai grandi au pays des All Blacks et j’ai commencé à jouer à cinq ans.

— Et vous jouez dans une des équipes nationales ?

— Non, hélas, je joue dans l’équipe universitaire de Sydney. C’est là que j’ai connu Helen.

La route s’élève lentement vers Formiguères et nous devisons gaiement. Ils me félicitent pour le incredible look de ma voiture et me remercient d’avoir baissé la capote. Je me suis présenté et j’ai exposé mon projet en deux phrases.

— Vous logez à l’hôtel ou vous campez, me demande Jack ?

— Je campe. Mon épouse et moi avons pratiqué ce loisir pendant soixante ans, avec quelques interruptions, bien sûr, et je continue.

— Vous avez réservé ? interrogent-ils.

— Oui, c'est plus prudent, même après le 15 Août. À Font-Romeu même, il n'y a qu'un seul camping.

Je songe que leur bourse doit être assez plate, en ce moment, alors si je peux apporter ma petite contribution à un projet que j’aurais adoré mener étant plus jeune...

— On peut partager l’emplacement, si vous voulez. Je ne reste que deux nuits, mais c’est toujours ça. Et puis, vous pourrez peut-être le garder après mon départ.

— Ah, OK, d’accord, c’est gentil, merci.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2017.

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