Chapitre 18

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Dimanche 11 août 1996

Je me suis couché tard et ce n’est plus trop de mon âge ! Ces gens du sud-ouest sont incroyables : manger ce qu’ils mangent, boire comme ils boivent et avoir la santé qu’ils ont, il faut qu’ils donnent la recette à la Sécu ! Tout ça pour dire que je ne regrette ni mon étape ni les trois cent cinquante francs qu’elle va me coûter. Rendez-vous compte : salade périgourdine au foie gras, feuilleté d’asperges, fromages, crème brûlée aux noix, cent cinquante francs, boisson comprise ! Par chez moi, ça coûterait presque le double ! Heureux pays !

La soirée a été festive : en ma qualité d’ancien client des parents, j’ai eu droit à l’apéritif et au digestif gratuits. Josette, la fille Gourdon, et son mari, Martial, sont charmants, bien faits pour ce travail d’accueil ; ce sont d’excellents ambassadeurs de leur région. Et Martial cuisine comme un chef ! Les commentaires sur le Livre D’or sont élogieux. J’ai passé une très bonne soirée. En me couchant, dans ma chambre champêtre du premier étage, j’ai eu une pensée pour Jeanne ; je suis sûr qu’elle aurait adoré également. Elle était aussi épicurienne que moi !

Voilà une semaine et demie que j’ai quitté Saint-Laurent-de-la-Mer. Mon compteur affiche plus de 1400 kilomètres parcourus. Jusqu’ici, je tiens le coup et ma voiture aussi, après ce changement de durite, du côté de Poitiers. Mais les Pyrénées et les Alpes sont à venir. Ce sera autre chose que le Massif central ! Enfin, à chaque jour suffit sa peine, comme on dit.

Aujourd’hui, je voudrais revoir Domme, à vingt minutes d’ici, avant de filer sur Saint-Antonin-Noble-Val, cent-vingt kilomètres plus au sud.

Domme est une bastide périgourdine, fondée en 1281 par Philippe le Hardi. Elle domine la vallée de la Dordogne de plus de cent cinquante mètres, au sud du célèbre « cingle » de Montfort, à tel point qu’on l’a pompeusement surnommée « l’Acropole du Périgord » ! De plus, sous la cité, à vingt mètres de profondeur, s’étend une grotte à salles multiples de quatre cent cinquante mètres de long, restée ignorée jusqu’en 1912, date de sa (re) découverte par des enfants. Il paraît que pendant la guerre de Cent Ans, les habitants s’y cachaient des Anglais ! On y descend à partir de la place centrale de la bourgade, ce qui n’est pas banal ! D’ordinaire l’accès aux grottes se trouve en pleine nature, dans des endroits plus ou moins escarpés. Et à Domme, aujourd’hui, on remonte au village par un ascenseur panoramique accroché à la falaise, ce qui n’est pas ordinaire non plus.

Lors de mon passage avec Jeanne, au début des années soixante, nous avions négligé ce site, par manque de temps ou par saturation, je ne sais plus, car nous en avions vu plusieurs autres dans la région, qui est bien pourvue en ce domaine. C’est ce loupé que je voudrais réparer à présent, sans trop me bercer d’illusions. Devant les formes diverses prises par les concrétions – qu’elles montent, stalagmites, ou qu’elles descendent, stalactites – Jeanne était bien meilleur public que moi, prompte à s’extasier comme une midinette, pour le plus grand plaisir des guides qui savent repérer dans les groupes et exploiter ces natures spontanées.

Jeanne était tout ce que je ne suis pas : gaie, délurée, optimiste, philanthrope, aussi facile à vivre qu’à aimer, du premier jour au dernier. Les Espagnols ont une expression pour cela : « el don de gentes », le don de plaire, le sens du contact. Ça n’est pas donné à tout le monde, je vous assure. Avez-vous déjà connu ce sentiment d’avoir trouvé la personne qui vous complète exactement ? C’est ce que j’ai vécu avec elle. Je ne crois pas que cela arrive deux fois dans une vie. Et de toute façon, maintenant...

Arrivé au Pauly, je monte jusqu’à la bastide par la D49 ; je voudrais essayer de stationner intra-muros, près de l’entrée sud de la cité. Place de la Halle, je n’essaie même pas, en plein mois d’août, j’aurai déjà de la chance si je ne suis pas obligé d’aller me garer au loin sur le nouveau parking pour les autocars.

On descend dans la grotte par une entrée ménagée sur le côté de la Halle. En consultant les horaires de visite, je constate avec quelque surprise que hors saison celle-ci dure trois quarts d’heure, mais qu’en août, elle se réduit à une demi-heure et même à vingt minutes l’après-midi, pour répondre à l’affluence. J’aurai donc droit à trente minutes. Le premier départ est à 10 h 15 et le groupe est complet dix minutes avant la prise en charge par notre guide, un étudiant en géologie, embauché pour les vacances.

La grotte est entièrement aménagée, ce qui veut dire, sol égalisé, escaliers, rambardes de protection, éclairage et sonorisation. Les salles se succèdent avec draperies, colonnades et plafonds de fines stalactites, d’où tombent, de loin en loin, des gouttes d’eau chargées de calcite, le tout décrit et commenté par un guide disert, qui récite ses commentaires et anecdotes avec conviction :

— Ne voyez-vous pas, mesdames, messieurs, dans ces concrétions devant nous des formes remarquables ?

Des formes remarquables, moi, j’en ai dans ma ligne de mire, ce sont les jambes fuselées d’une grande Hollandaise en jupette qui monte devant moi et je peux vous assurer que le spectacle vaut toutes les stalagmites du monde ! Mais bientôt le couloir final nous amène à un balcon sur la Dordogne. Et là aussi la vue vaut le détour et la remontée dans l’ascenseur de verre également !

Allons ! Cap sur Saint-Antonin, à présent.

C’était en 1961. Le tourisme restait balbutiant et Jeanne et moi entrions dans la force de l’âge. Pour son quarantième anniversaire, je lui avais préparé la surprise d’un petit voyage en Rouergue, dont Saint-Antonin-Noble-Val est la pointe ouest. Paul volait déjà de ses propres ailes et nous campions à notre habitude. Nous échouâmes un soir au camping municipal du Ponget, au bord de la Bonnette, sur la route du célèbre château de Caylus, à cinq cents mètres environ de la cité et ses presque deux mille habitants.

Mais pour ce jour de ses quarante ans, le 11 août, j’avais réservé par téléphone dans une auberge de Najac, à vingt kilomètres de là. Le « Belle Rive », construit en 1850 au bord de l’Aveyron, était exploité depuis l’origine par la même famille. On en était à la quatrième génération et chacune avait fait prospérer et transformé, agrandi, hôtel et restaurant.

Nous avions revêtu nos plus belles tenues, moi un pantalon bleu marine, une chemisette, un blazer et des mocassins et Jeanne une robe blanche et bleue à pois, jupe large et col châle, serrée à la taille par une large ceinture, qui lui allait à ravir, tout comme les escarpins assortis. Autant dire que notre entrée dans la salle du restaurant ne passa pas inaperçue, la plupart des convives étant en tenue estivale décontractée. Cela me gêna un peu – je n’aime pas détonner – mais Jeanne, d’un naturel désinvolte, n’en avait cure.

C’est bête, mais je me souviens encore du menu : en entrée, feuilleté de moules et saint-jacques pour Jeanne et foie gras de canard mi-cuit et compotée d’oignons pour moi ; en plat, elle avait commandé un filet de canette au poivre vert et moi une entrecôte d’Aubrac au Roquefort. La viande des vaches d’Aubrac, le « must » comme disent les snobs ! Saisie à point, cette chair persillée, goûtue, fondante en bouche, serait presque meilleure sans sauce aucune ! En dessert, j’optai pour le plateau de fromages et elle pour une crème brûlée à la vieille prune. Et nous arrosâmes le tout de champagne, en devisant de tout et de rien, assez pressés, ma foi, de passer à la suite du programme.

Pas question de rentrer au camping après notre festin. J’avais donc opté pour la soirée étape. Le macaron Logis de France qui ornait la façade n’était en rien usurpé et les chambres tout aussi accueillantes que la cuisine était délicieuse. La nôtre était bleue, me semble-t-il,, mais j’avoue que ce n’est qu’au matin que nous eûmes le loisir de détailler le décor.

Cette nuit-là fut courte et agitée. Le champagne avait la vertu de donner à Jeanne plus d’audace encore qu’à l’accoutumée et je crois que je ne fus pas trop mauvais non plus.

— Merci, chéri ! me dit-elle dans un baiser à son réveil. Un quart de siècle que nous nous connaissons, tu t’en rends compte ?

— Un petit peu plus, Jeanne. C’était le 1er août et nous sommes le 11.

— Tu chipotes, Pierre, comme toujours, mais tu as de la chance, je t’aime comme ça.

J’ai souri. Il n’y avait rien à répondre à ça, sinon l’embrasser.

Je n’ai pas l’intention de retourner au Belle Rive. Depuis le début de ce voyage, j’ai compris qu’il y a des souvenirs qu’il faut laisser s’effacer sans essayer de les retenir, que d’autres sont gravés à jamais et que tous sont beaucoup moins beaux si on tente de les raviver.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2017.

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