Chapitre 1 

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NATHAËL

— Monsieur… c’est au sujet de votre père.

Mon poing s’abat pour une dernière fois contre le punchingball qui se trouve devant moi, l’envoyant valser avec force. La chaîne rouillée qui le maintient engendre un bruit aigu, me rappelant qu’elle doit être huilée. J’expire et un souffle irrégulier s’extirpe de mes lèvres. Je passe une main dans mes cheveux brun foncé légèrement humides par l’entraînement.

Mon regard est attiré par la porte. Un jeune homme en costume noir se tient là, stoïque. Sa nervosité me parvient aisément, tels des effluves nauséabonds qui imprègnent l’air. Ses yeux bleus, aussi grands que l’océan, me donnent déjà un bon indice sur son état d’esprit. Après tout, je lui donne à peine seize ans. Si jeune et facilement impressionnable.

Alors, papa, on embauche des jeunots, maintenant ?

Je fais un signe de la tête en direction de Timothy, qui comprend que je dois m’absenter.

Le jeune ange ne me quitte pas des yeux pendant que j’attrape la serviette se trouvant sur le banc et essuie la sueur qui perle sur mon visage. Quelle merde ! Dans quel pétrin mon paternel s’est-il mis pour que j’en reçoive les échos à des centaines de kilomètres de là, dans le fond du Tennessee ?

Je secoue ma tête et suis le jeune qui se met en marche, quelques mètres devant moi. C’est un ange de la mort, sans aucun doute. Un qui travaille pour mon père, qui s’avère être le Dieu de la mort. Rien de moins, hein !

Sauf qu’il n’est pas seul. Oh non. Ils sont tous là, près de la porte de notre bureau aux anges guerriers. Et je déteste toutes ces formalités que j’observe d’un œil morne : la façon qu’ils hochent de la tête dès qu’ils me voient, leurs complets dont aucun pli n’ose s’y incruster. Ils sont toujours si maîtres d’eux. Si sévères. Comme s’ils avaient constamment un balai planté dans le cul ! Moi, je dis ce que je pense, tout le temps. J’ai une grande gueule, mais bon, on ne peut pas nier ce que nous sommes.

Le jeune devant moi s’immobilise, et je me retrouve devant deux portes closes, celles de notre bureau aux anges guerriers. Pourquoi se sont-ils tous déplacés jusqu’ici, dans nos ce vieil entrepôt abandonné qui fait office de quartier général où aucune âme n’ose s’aventurer ?

— Monsieur Demos.

En voilà un autre qui hoche la tête. Je ne bronche pas et attends avec une certaine impatience. Autour de moi, les anges de la mort me regardent comme si j’étais une bombe sur le point d’exploser. Les secondes s’écoulent, puis les portes s’ouvrent, me permettant de croiser le regard de l’associé de mon père, son bras droit. Avec ses cheveux grisâtres et ses habits propres, Alfred me contemple de haut. Il reste immobile à côté du bureau que nous utilisons pour nos réunions. Il détonne franchement dans la pièce qui, disons-le franchement, est loin d’être ordonnée. Des bouteilles de soda traînent un peu partout et j’aperçois le vieux sandwich de Félix dans un coin. L’endroit empeste la transpiration. Cependant, mon nez ne se retrousse même pas : j’y suis habitué. Je vis pratiquement ici.

— C’est à ça que vous consacrez votre temps, monsieur Demos ? déclare-t-il d’une voix dénuée de tonalité.

Il fait tourner le capuchon d’une bouteille de bière entre ses doigts. N’empêche, je ne suis pas con, je sais qu’il me juge. Je suis loin d’apprécier ce commentaire et je ne le laisserai pas filer.

— Vous voulez dire sauver votre cul ? Ouais, c’est ce que je fais de mieux.

Il semble oublier que sans nous, les guerriers, ils finiraient bien rapidement six pieds sous terre. Les esprits les pourchassent sans cesse, souhaitant mettre fin à leur travail : récupérer les âmes des humains décédés et les amener au paradis… ou en enfer. Pendant que les anges de la mort s’affairent à transporter l’essence des humains, nous, les anges guerriers, nous les protégeons. Ils n’ont pas le droit de nous juger avec tout ce que nous faisons pour eux. Tous les sacrifices que nous avons fait pour leur permettre d’être en sécurité. De plus, mon cas est différent : je suis censé être un ange de la mort, mon père en étant le dieu, le chef suprême. N’empêche, je préfère davantage me battre avec mes poings que de me cotiser la présence de ces faux semblants.

Alfred plisse les yeux, mécontent de ma réponse. Il laisse échapper le bouchon au sol, ce qui ajoute un petit son dramatique à mes paroles. Je hausse les sourcils.

— Peu importe. Je suis venu ici pour une discussion bien plus importante que celle concernant vos activités de guerriers.

Autant en finir dès que possible !

— C’est au sujet de mon père, n’est-ce pas ? maugréé-je.

Lentement, Alfred hoche la tête. Une moue apparaît sur son visage et il paraît presque… triste.

— Nathaël, votre père a disparu.

Je le contemple sans prononcer un mot pendant de longues secondes. J’entends le tic-tac de l’horloge au-dessus de ma tête et je perçois le regard à la fois impatient et colérique d’Alfred. Ne sachant clairement pas quoi dire, je crois même à une blague. Mon père… il a plus de cinq cents ans ! Il a toujours existé, du moins, à mes yeux.

— Nous ne savons pas ce qu’il s’est passé. Il n’a pas donné signe de vie depuis plus de deux semaines, continue Alfred.

L’homme poursuit la discussion, mais mon esprit ne la suit pas. Je suis hors service.

— Aux dernières nouvelles, il allait récupérer l’âme d’un certain Edmond. Un autre ange a dû s’occuper du dossier lorsque l’âme de cet homme n’a pas été collectée.

Alfred arpente la pièce et ne peut s’empêcher de démontrer quelques signes de dégoûts face à la poussière qui a élu domicile sur le sol. Il est venu juger le déco’ en plus ?

Après un léger silence, il reprend.

— Nathaël… si je suis ici, c’est parce que le temps s’est écoulé. C’est l’heure.

L’air d’un con, je le dévisage sans comprendre. Alfred soupire et roule les yeux. J’ouvre la bouche dans le but de rétorquer quelque chose — certainement trop injurieux pour ses pauvres oreilles — mais il me coupe, et ses prochaines paroles réduisent à néant tout l’élan que je possédais.

— C’est l’heure pour vous de prendre sa place.

Un ange passe. Sans mauvais jeu de mots. Je le contemple sans rien dire.

— Vous vous foutez de moi ? m’exclamé-je finalement.

— Ai-je l’air de me « foutre de vous », monsieur Demos ? déclare Alfred, l’air ennuyé.

Plusieurs paroles brûlent mes lèvres, mais je me retiens de justesse.

— C’est n’importe quoi ! Mon père va revenir ! Il… on n’a pas besoin de faire toute cette connerie.

— Cette connerie, comme vous l’appelez, est nécessaire. Sans la présence du dieu de la mort, en l’occurrence votre père, ses anges sont anxieux. Ils ont besoin de quelqu’un pour les gouverner. De plus, il est nécessaire qu’un dieu vienne collecter certaines âmes. C’est dans la procédure habituelle.

Je cligne des yeux. Un juron s’échappe de ma bouche et Alfred hausse les sourcils.

— Si vous refusez, c’est une condamnation à mort qui vous attend.

Je le fusille du regard, mais il n’a même pas la décence de tressaillir. La mine sombre, Alfred continue sur sa lancée.

— C’est un acte de trahison et une désobéissance ultime envers les dieux.

Soupirant, je passe une main dans ma chevelure foncée et humide par mon entraînement. Le temps s’écoule. J’ai envie de m’enfuir à toutes jambes ! Je ne veux pas prendre sa place, je refuse de devenir leur dieu. Mais… une condamnation à mort n’est pas mieux…

Résigné, je hoche lentement la tête. Je n’ai pas le choix. Je suis le fils unique du dieu de la mort. Il me revient de prendre sa place, mais je retrouverai mon père. J’irai jusqu’aux profondeurs du paradis et de l’enfer pour le retrouver. Je ne vais pas endosser son rôle bien longtemps ! Ma place est sur un champ de bataille, pas dans les limbes avec la froideur des âmes.

— La cérémonie aura lieu ce soir, alors. Les pouvoirs de votre père vous seront conférés à ce moment. En attendant, voici votre liste, ajoute-t-il en me tendant un morceau de papier que je prends rapidement.

La feuille semble brûler sous mes doigts. Prenant une inspiration, je la déplie, car je sais qu’il n’attend que ce moment. Mes yeux défilent sur le seul nom d’écrit sur la liste. La première personne dont je dois collecter l’âme.

Rosie St-Claire

— Les esprits sont déjà au travail depuis une semaine. Ils la tourmentent, l’ont forcée à se départir de son petit-ami. Ça ne sera qu’une question de temps. Sa mort est inévitable.

— Pourquoi les esprits s’en prennent-ils à une pauvre humaine ?

Alfred hausse les épaules, l’incarnation même de la nonchalance.

— Aucune idée, mais nous ne devons pas intervenir. C’est ainsi.

Sans une parole de plus, l’ange de la mort me contourne et quitte le bureau. Mes épaules tendues, je tourne le dos à la porte. À l’intérieur de moi, une tempête fait rage. Dévastatrice, impitoyable, elle est le reflet ultime de mes émotions. Je pivote et sors de la pièce, évitant le regard des gardes qui assurent la sécurité d’Alfred. Et bientôt, la mienne.

Dans la salle d’entraînement, Timothy m’attend en frappant le punchingball. Le même son retentit, mais j’ai l’impression qu’une éternité s’est écoulée depuis le moment où que je faisais moi-même valser le pauvre objet.

Je l’observe du coin de l’œil avant de me diriger vers notre réserve et de m’ouvrir une bouteille de bière. Qu’importe qu’il ne soit que 13 h, il me faut un remontant. Plusieurs même.

Ce soir, je deviendrai le dieu de la mort.

Soupirant davantage et ignorant le regard de Timothy, je sors la liste de ma poche. Chaque ange de la mort possède la sienne. Il n’y a pas d’heure, pas de précision. En temps et lieu, je saurais où trouver l’âme à prendre, pour ensuite transpercer la peau de l’humain avec l’épée des âmes et apporter son essence au paradis. Ou en enfer, dépendant.

Je déplie le morceau de papier et contemple à nouveau les trois petits mots qui sont inscrits à l’encre noire.

— C’est quoi, ça ? me questionne Timothy.

Il me dévisage d’un air interrogateur.

— Ma liste, affirmé-je simplement.

Le blond écarquille les yeux en s’adossant au mur. La sueur reluisant sur son front semble briller davantage sous l’éclairage des néons.

— Je croyais que t’aimais être un ange guerrier.

Son ton est légèrement réprobateur.

— Crois-moi, je ne l’ai pas choisi. Mon père a disparu. Je dois prendre sa place.

Prononcer ces paroles me fait réaliser l’ampleur de la situation. Être guerrier, c’est toute ma vie. Je ne veux pas m’en départir.

Je jure fortement. Timothy ne réagit pas. Il comprend ma douleur, mon indécision. Je sais que la tâche de Dieu doit être effectuée, mais moi, dans tout ça ? Je n’ai jamais désiré être un ange de la mort, encore moins en être le Dieu !

— Qu’en pense ton ombre ?

En tant qu’anges déchus, nous possédons tous une ombre. Un double, en outre. Cette partie de nous est la conséquence de la décision prise par nos ancêtres : quitter le paradis et échouer sur Terre. Pour nous punir, le dieu de la vie nous a introduit une partie sombre provenant tout droit de l’enfer. Cette entité a ses propres pensées, ses propres désirs. Elle vit à l’intérieur de nous, nous communique et peut parfois nous contrôler. Elle est bestiale, incontrôlable et excessivement dangereuse. Telle une présence constante dans le fond de ma tête, qui me murmure des propos salaces et des désirs violents, elle est toujours là. En permanence.

C’est pourquoi Célestes — les anges du paradis — nous craignent et refusent de descendre sur Terre. Eux, ils protègent le dieu de la vie et nous laissent tout le boulot. Les anges déchus sont divisés en deux catégories : les anges de la mort et les anges guerriers, les premiers ayant la tâche de collecter les âmes et, les derniers, de combattre les mauvais esprits.

— Elle est silencieuse, confié-je. Elle ne semble pas dérangée par cette perspective.

J’imagine que l’idée sanglante de prendre l’âme des humains lui fait plaisir. Cette nouvelle tâche assouvira ses pulsions meurtrières qu’elle arrêtera ensuite de hurler à mes oreilles, me donnant un instant de répit. Mais elle ne répond pas à mes provocations.

— Qu’importe, je n’ai pas le choix.

Et c’est vrai ! Qu’importe mes désirs, mes besoins ou mes craintes, ce soir, je serai un dieu. Et ensuite, Rosie St-Claire sera mienne.

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