CLI. Ciao amore, ciao

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CLI. Ciao amore, ciao*

Je revois la scène comme si c’était hier. J’étais assise en face de Malika, seule dans cette ville étrangère, devant une table qui regorgeait de couleurs et de senteurs. Un vrai tête-à-tête de cinéma ! J’étais un peu déboussolée par les derniers mots de cette femme que je connaissais si peu et à qui pourtant, je livrais mon désir le plus intime. J’avais le cœur au bord des lèvres, j’étais vacillante, nauséeuse, indécise.

« - Romy, tu sais quoi ? Je t’aime bien. Et je serais heureuse de t’aider… Mais comment le pourrais-je ? Louka a passé l’âge de me raconter ses peines de cœur. C’est lui, la clé. Parle-lui.

- Si je lui dis tout ça, il va partir.

- Ce ne serait pas tellement pire que maintenant. Et puis…

- Oui ?

- A toi de ne pas le laisser partir, Romy.

- …

- Tu me permets de faire de la psychologie à deux balles ?

- Allez-y. Je ne suis plus à ça près…

- Louka tient à toi. Et s’il est odieux à ce point, je crois que c’est justement à cause de ça… Il cherche à te faire fuir. Pour que tu le quittes.

- Mais pourquoi ?

- Parce qu’on l’a tous abandonné. Alors il reproduit le schéma.

- Je ne comprends pas.

- Natalia l’a laissé tomber très vite après sa naissance. Sans état d’âme. Elle ne l’a jamais aimé, il n’était qu’un trophée pour prouver qu’elle s’était tapé le plus beau mec du monde ou quelque chose comme ça… C’était pathétique, obscène, absurde.

- …

- Luís aussi l’a abandonné… Deux fois. Le jour où il s’est tué, et le jour où il a tué. Et pourtant il l’aimait, je te le jure ! Mais il l’a abandonné quand même, de la manière la plus violente et la plus absolue qui soit.

- …

- Moi aussi, je l’ai abandonné. Je ne le voulais pas, je n’ai pas eu d’autre choix, mais le résultat est le même : je lui ai lâché la main alors qu’il n’avait plus que moi. Et ensuite, avec les années, comme il ne répondait pas à mes lettres, j’ai fini par croire qu’il m’avait rayée de sa vie. Alors que j’aurais dû me battre ! Me battre encore et encore… Mais je ne l’ai pas fait. Il était ma merveille adorable, mon soleil infini, mon cadeau de la vie, mon amour absolu, et pourtant, je l’ai laissé tomber.

- Oh… Je n’avais jamais regardé les choses comme ça.

- Ce n’est que quand je l’ai retrouvé, au bout de quelques mois à réapprendre à le connaître, que j’ai compris l’ampleur des dégâts. Louka n’a que deux personnes absolument stables dans sa vie. Chiara, que je ne remercierai jamais assez d’avoir fait pour lui ce que je ne faisais plus ; et Pietro, qui marche à ses côtés sans jamais faillir depuis leurs tout premiers pas. Ce sont ses seules relations 100% sécures. Moi, je reste fragile. Parce qu’un jour, il m’a perdue… L’adoption lui a fait du bien, à moi aussi d’ailleurs ! Mais c’est un pansement sur un gouffre. Toutes ces années de silence auront laissé des traces indélébiles.

- C’est vrai...

- Si tu remontes à la génération d’avant, ce n’est pas mieux. Luís ne savait même pas qui était son père : un client, un proxénète, un violeur, une amourette, un toxicomane… On ne le saura jamais. Sa mère est morte à force de s’injecter des trucs immondes dans les veines. Et après, même ses parents adoptifs sont morts ! A peine quelques années après son arrivée en France. Tu imagines le tableau ? Quant à moi, j’ai perdu ma mère quand j’étais toute petite, puis mon père une dizaine d’années plus tard. Nous n’avions ni famille ni d’attaches. Luís et moi n’étions que deux mômes abandonnés, déracinés, seuls au monde… Et nous avons élevé un autre enfant abandonné.

- Alors Louka voudrait que je mette au monde un enfant abandonné ?

- C’est un peu ça. Je pense qu’il n’en a même pas vraiment conscience…C’est juste qu’il ne connaît pas d’autre schéma. Un vrai cercle vicieux ! D’ailleurs comme par hasard, toi aussi, tu es orpheline.

- Oui. C’est vrai. En revanche, j’ai un super papa : solide, présent, bâtisseur. Et un pays dans lequel je me reflèterai toujours, même de loin.

- Tant mieux ! Alors essaie de garder le cap… Et de lui pardonner, si tu le peux.

- …

- Louka n’a ni racines, ni colonne vertébrale. Aujourd’hui, il doit en construire de nouvelles, bien loin dans le sol, bien haut sur la terre. C’est à lui de décider… Et de réagir ! Ne le laisse pas abandonner son enfant. Ne le laisse pas t’abandonner, toi.

- … Mais comment faire ?

- Je suis sûre que tu trouveras. Fais-toi confiance.

- …

- Romy... Tu sais que je dois dire à mon fils que je t’ai vue ici, n’est-ce pas ?

- Oui. Oui, je comprends.

- Bien. Alors je vais le faire. Le reste dépend de vous.

- …

- Oh ! Une dernière chose. Si tu es enceinte… Et quoi qu’il se passe entre Louka et toi. J’ai déjà perdu mon fils, un jour. Alors je ne voudrais pas ne jamais connaître mon petit-enfant. Le petit-enfant de Luís...

- Je vous le promets, Malika. »

Elle me regarda bien en face, ses yeux s’embuèrent à nouveau de larmes… Puis elle me sourit, paya l’addition malgré toutes mes protestations et repartit rapidement dans la chaleur de la rue.

Je restai coite, cuite, écrasée de doutes et de lumière sous la voûte ancestrale de l’hiver marocain, à me demander comment tout cela finirait… À me demander, aussi, comment j’allais faire pour ne pas perdre Louka. Et pour qu’il se relève, enfin, de toute cette boue, de tout ce sang si lourd et si sourd qui coulait dans ses veines comme un grand cri de terreur.

*Ciao amore, ciao, de Luigi Tenco et Dalida ; single, 1967.

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