CXLV. No woman, no cry

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CXLV. No woman, no cry*


Après une bonne nuit de sommeil, Louka se réveilla très en forme pour accompagner Pietro à un rendez-vous qu’ils n’auraient manqué pour rien au monde : leur régate annuelle dans le golfe de Porto. Selon moi, c’était juste l’occasion de patauger dans l’eau froide pour éventuellement, finir par se blesser à nouveau… Mais eux, ils étaient excités comme des ados ! Résultat : ils partirent pleins d’entrain, Lucia sur les talons.

Chiara, qui non seulement boudait toujours, mais aussi boycottait avec toute la théâtralité possible cette régate (comme tout ce qui concernait la voile depuis le séjour forcé des garçons en Australie…), s’enferma dans son bureau pour travailler.

Ingrid et moi profitâmes donc de sa voiture (beaucoup plus fun que la familiale de Pietro !) pour vaquer à nos occupations : un soin en duo à Sagone. Nous partîmes dans la joie et la bonne humeur, ravies d’avoir devant nous quelques heures de liberté et de détente. Deux adorables esthéticiennes traquèrent ridules, poils et comédons à tous les coins de nos visages au rythme d’une musique douce et relaxante… Et nous en ressortîmes mollassonnes à souhait, gommées, hydratées, repulpées aux effluves de rose et de jasmin.

Puis nous prîmes le temps d’un café dans le village de Cargèse. Nous parlâmes de tout et de rien : la neige du Wyoming, le gris de la mer du Nord, les yeux filous de Lucia, l’arrondi tout doux de Numérobis, et puis Ingrid, son mariage qui n’avait pas pris une ride, son boulot dont elle avait un peu marre, la cuisine de Louka dont elle était très jalouse, l’humeur de Chiara qui la faisait sourire... Ingrid était une source infinie de rires et de sourires, elle avait le ton juste, le verbe haut, l’accent joyeux ; je profitai avec beaucoup de joie de ce moment 100% girl power.

Nous revînmes à la maison vers 18h, presque en même temps que notre trio de matelots, un peu glacés par les embruns. Nous n’eûmes même pas le temps de leur demander comment la régate s’était passée, puisque nous eûmes droit, d’une traite, à une gazette version Lucia.


« - Maman ! C’est Papa qui a gagné. C’est le meilleur !

- Evidemment, ma chérie, approuva Ingrid, Papa est toujours le meilleur.

- Mais il y avait une fille avec un blouson rouge, et elle a failli gagner ! Même qu’elle s’appelle comme Cendrillon (Note pour les années à venir : demander une liste des participants de cette foutue régate). Elle a doublé Zio juste avant la ligne d’arrivée et depuis, il n’arrête pas de râler.

- Non… C’est incroyable, ma chérie. Zio Louka serait râleur ?

- Oui… Des fois, admit la petite, les sourcils en circonflexes. Mais c’est lui le plus beau.

- Grazie mille, cara mia, intervint l’intéressé. Je suis beau mais ronchon. Voilà qui fait plaisir ! Maintenant, tu files prendre ton bain ? Tu as les lèvres toutes bleues, et ton Papa t’appelle. »


Lucia partit en cavalant comme une folle jusqu’à la salle de bains, allumant sur son passage nos sourires attendris. Elle en ressortit un peu plus tard, sucrée comme un gel douche à la vanille, roulée dans une salopette couleur de nuit qui donnait envie de la grignoter, chaussée d’improbables ballerines à paillettes et armée de son sourire le plus craquant. Elle trottina jusqu’aux bras de sa mère pour négocier une histoire. Pietro, lui, nous rejoignit au salon : il avait les sourcils froncés comme des circonflexes et ses yeux lançaient des éclairs comme un avis de grand frais sur la Méditerranée. Louka s’en inquiéta illico.


« - Qu’est-ce qui t’arrive ? Ta fille t’a fait tourner en bourrique pendant le bain ?

- Ma fille, non… Mais ma mère, oui. Elle est enfermée dans son bureau depuis quoi, huit heures au moins ? C’est ridicule.

- …

- Il faut que tu ailles la voir, Louka mio. Sinon ça peut durer mille ans… Elle est aussi têtue que tous les ânes de Corse et de Sardaigne réunis.

- Perché io ?

- Perché elle ne te refuse jamais rien, à toi.

- Ce n’est pas vrai.

- Bien sûr que si ! Et tu le sais très bien.

- …

- Et pourquoi ce ne serait pas à toi d’y aller ?

- Parce que moi, je vais devoir la supplier pendant deux heures. Alors que toi, tu la feras plier en moins de dix minutes. Elle ne te résiste jamais longtemps.

- Tu exagères...

- Combien de fois tu es allé l’amadouer quand on avait fait une connerie, dis ?

- Plein ! C’est vrai. Mais je ne savais pas que tu pensais qu’elle faisait une telle différence entre nous.

- Je ne le pense pas, je le sais. Elle est beaucoup plus cool avec toi qu’avec moi.

- Ma ! Tu oublies toutes les soufflantes que je me suis prises depuis toutes ces années ?

- No. Mais si moi, j’avais fait toutes les conneries que tu as faites, j’aurais eu droit à des engueulades bien pires, crois-moi.

- Pietro mio…

- ?

- Je n’y avais jamais pensé, mais… Tu n’es pas jaloux, si ? Depuis tout ce temps ?

- Ma no, Louka mio. Pas du tout. C’est même moi qui lui ai demandé, à l’époque, si tu pouvais venir vivre chez nous. Je ne dis pas qu’elle tient à toi plus qu’à moi, imbecille ! Simplement… Avec toi, elle est incapable de ne pas se laisser amadouer.

- ...

- Ne t’emballe pas, hein ! Tu n’as aucun mérite ; mais tu ressembles tellement à son Luís adoré qu’elle ne résiste pas ; pas à toi, mais à lui. A son souvenir… Alors elle n’est jamais aussi sévère avec toi. Et puis, surtout, tu sais comment la prendre ! Tu es bien meilleur que moi.

- Si tu le dis...

- Je le dis. Elle a envie qu’on aille la supplier de nous honorer de sa présence avant l’été prochain, et tu feras ça très bien. Avanti !

- Va bene. Mais à charge de revanche. »


Louka se leva et, après avoir toqué prudemment à la porte, rejoignit Chiara dans son bureau. Pendant une bonne quinzaine de minutes, nous attendîmes patiemment… Puis il ressortit, revint s’asseoir près de moi et annonça doucement : “Sa Majesté arrive. Mais j’ai dû lui promettre un tajine avant la fin de la semaine. Et aussi lui jurer, en notre nom à tous les quatre, de passer Noël avec elle l’année prochaine.”

Chiara 1, reste du monde 0.



*No woman, no cry, de Bob Marley ; in Natty Dread, 1964.

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