CXLII. Vous permettez, monsieur ?

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CXLII. Vous permettez, monsieur ?*

Lorsque nous revînmes à la maison, il était déjà presque midi. L’hiver était très blanc tout autour de nous, Mila et Jane étaient parties se promener, Daddy écrivait dans un coin du salon. J’étais glacée, un peu émue, alors je montai illico prendre une douche pour me ressourcer. Louka, lui, accepta la bière que mon père lui proposa en guise d’apéritif.

Je laissai longuement couler l’eau presque brûlante sur ma peau, la chaleur s’insinuait dans mes veines, comme si la vie revenait après une petite parenthèse moribonde. Et je me sentis à nouveau d’attaque ! Alors je m’habillai avec soin, jupe longue et pull bleu électrique, et me dirigeai vers le salon sans me presser. Depuis le haut des escaliers, je perçus doucement les voix des deux hommes de ma vie, voix douces et rassurantes… Et je ne pus m’empêcher, presque malgré moi, de m’asseoir sur la plus haute marche et de les écouter.


« - Aucun problème, Louka, tu peux prendre ma voiture. Je n’en ai pas besoin cet après-midi.

- Merci.

- C’est bien, ce que tu fais. C’est important.

- …

- Il y a autre chose ?

- Well… Maybe.

- C’est à propos de ma fille ? Un problème ?

- Non. Non, pas vraiment, mais… Je ne sais pas. Elle doute. Beaucoup. Tout le temps.

- Elle doute ? De quoi ?

- De tout. Mais surtout d’elle-même. Franchement, avant de vous rencontrer, je me demandais si ça venait de son éducation, de sa relation à vous… Maintenant, je vois bien que non, ce n’est pas ça. Alors pourquoi elle doute tout le temps ? Elle est très jolie, mais elle ne le sait pas. C’est comme si elle se considérait toujours pour moitié d’une personne normale. C’est étrange. Elle n’a aucune confiance en elle. Elle n’a pas non plus confiance en moi...

- Et… Elle a des raisons de douter de toi ?

- Non ! Enfin si, mais c’était avant.

- Avant… Tu crois que c’est pour ça qu’elle ne t’avait pas dit qu’elle était enceinte ?

- Je crois, oui. C’est même un parfait exemple ! Je n’avais rien fait de mal, mais elle ne m’a pas cru, parce qu’elle manque de confiance… Et aussi peut-être, parce qu’avant de la rencontrer j’ai connu pas mal de filles, c’est vrai. Mais qui ne comptaient pas. Et je ne lui ai jamais menti.

- Bon. C’est sûr que tu as dû avoir l’embarras du choix toute ta vie, avec les filles… Enfin, je ne veux pas le savoir.

- …

- Romy a toujours été comme ça… Un peu fragile, même si elle est capable de tout ! Elle est courageuse, fonceuse, farceuse. Mais elle se remet sans arrêt en question.

- Oui. Elle se trouve nulle, alors qu’elle a réussi des trucs dingues ! Y compris débarquer dans mon salon, à 6000km de New York, avec toutes ses affaires... Pourquoi ?

- Je ne sais pas, Louka. Pour moi, il n’y a pas de doute : ma fille est la plus belle du monde ! Je le lui ai dit cent fois. Et sa mère aussi, même si elle était pas mal en déplacement… Avant de s’absenter pour toujours, malheureusement. Mais elle était fière de sa fille. Très fière.

- …

- Est-ce que Romy est malheureuse, Louka ?

- Non, je ne crois pas. Mais elle se trouve moche, gourde, comme si elle valait moitié moins que les autres. Au point de se gâcher certains moments, parfois.

- Comment cela ?

- Elle a des réactions un peu irrationnelles, de temps en temps. Récemment, pour son anniversaire, elle m’a fait un drôle de sketch…

- Ah ! Son anniversaire. C’est parfois un jour difficile. Pas tous les ans. Mais régulièrement.

- Il s’est passé quelque chose de particulier, à cette date-là ?

- …

- Elle peut avoir de mauvais souvenirs ?

- Non. Enfin, c’est vrai que l’enterrement de sa mère a eu lieu la veille de ses douze ans. Mais je crois que ça n’a rien à voir. Car elle a toujours été comme ça, depuis toute petite.

- …

- Louka...

- Oui ?

- Prends soin de ma fille. Je n’en ai plus qu’une. I mean, je n’en ai qu’une. Romy est ce que j’ai de plus précieux, ce que j’ai le mieux réussi, ce que j’aime le plus fort. Quand elle pleure, c’est le soleil qu’elle éteint. Quand elle sourit, c’est la montagne qu’elle éclipse.

- …

- You know, je me fiche de toutes ces histoires de patronyme, d’argent ou de passeports. Je me fiche même que ton père ait tué quelqu’un ! Ce qui compte, c’est qui tu es, toi. Et si tel que tu es, tu blesses ma fille d’une manière ou d’une autre, je te jure que tu auras affaire à moi.

- …

- Tu ne réponds rien ?

- Que voulez-vous que je réponde ? Je vous ai entendu.

- Good.

- Actually…

- What ?

- Soyez prudent, quand même. Si ça tourne mal avec Romy et que vous en arrivez à me péter la gueule… Méfiez-vous de Chiara Battisti ! C’est une louve, vous savez. Si vous touchez à l’un de ses petits, elle va sortir de ses gonds. »


Je pouffai bêtement du haut de mon perchoir, trahissant ma présence. Aussi descendis-je les rejoindre, l’air aussi naturel que possible, comme si je n'avais entendu que la fin de leur échange. Qu’ils étaient mignons, tous les deux, à s'inquiéter pour moi !

Mais Louka avait raison : non seulement mon cher papa n’avait aucune chance de tenir tête à Chiara Battisti, mais en plus, ma propension à douter de tout, tout le temps, était aussi pénible que pathologique. Pourtant c’était plus fort que moi, d’aussi loin que je me souvienne.



*Vous permettez, monsieur ? de Salvatore Adamo ; in Vous permettez, monsieur ? 1964.

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