CXXXI. Vivre ou survivre

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CXXXI . Vivre ou survivre*


Les hauts-parleurs de l’aéroport d’Orly étaient mal réglés et l’appel des passagers du vol de la Royal Air Maroc à destination de Marrakech, pour embarquement en porte F, nous transperça affreusement les tympans. Je voulus me lever mais Malika posa sa main sur la mienne pour m’inciter à me rasseoir.


« - Encore une minute, Romy.

- …

- Je voudrais tellement que malgré tout ce passif, Louka puisse vivre. Vivre à 100%. S’il faisait cela, alors mon Luís n’aurait pas souffert pour rien… C’était un survivant : cela n’excuse rien, mais cela explique tout. Ou presque. Même si je ne suis pas objective, évidemment. Je l’aimais tant ! J’y avais mis toutes mes forces, tout mon bonheur, toute ma tendresse.

- Et tout s’est écroulé du jour au lendemain...

- Oui ; ma vie s’est vidée, il ne me restait plus rien que des souvenirs infiniment douloureux dans un pauvre paradis perdu. Comment réapprendre à vivre, alors que je m’endormais le soir sans la chaleur de Luís, alors que je me levais le matin sans le sourire de mon fils ? Quand je l’ai accompagné prendre cet avion, quand il a franchi cette saloperie de douane, ma vie entière n’était plus qu’un désert infini. Et je me suis effondrée.

- Oui. Louka me l’a dit. Il vous a vue tomber, toute seule par terre dans l’aéroport.

- Ah ? Il ne m’en a pas parlé... Je croyais qu’il était déjà parti.

- …

- Je ne sais pas combien de temps je suis restée comme ça. La vie ne s’écoulait plus. Finalement, c’est une dame qui m’a gentiment relevée et qui est restée avec moi sans poser de questions. Elle avait peut-être lu les tabloïds et reconnu nos têtes ? Je n’en sais rien. Elle m’a offert un thé et puis je suis rentrée à Essaouira… Toute seule. Un vrai fantôme, pas du genre à faire peur, plutôt à faire pitié. Je suis montée dans la chambre de Louka et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Il avait laissé ses deux peluches, alors qu’il ne s’en séparait jamais ! Les pauvres, je les ai noyées de larmes et j’ai dormi avec elles pendant des semaines.

- Comment avez-vous fait pour tenir le coup malgré tout ?

- Je n’ai rien tenu du tout ! J’ai passé des mois comme un zombie, enfermée chez moi… C’est la mort de mon mari qui m’a réveillée, quelques mois plus tard : comme s’il avait fallu quelque chose qui fasse encore plus mal, qui déchire encore plus loin, pour que je réagisse enfin. J’ai perdu 10 ou 15 kilos et j’ai pleuré encore et encore jusqu’à ce que je n’aie plus de larme. Ensuite j’ai reconstruit, pierre après pierre. J’ai consulté une psychologue parce que seule, je n’y arrivais pas… Petit à petit, j'ai changé de nom, de job, de vie. Je n’ai gardé que la maison… Et j’ai attendu Louka. Si j’avais su qu’il suffisait d’un coup de fil à Chiara !

- Ah, Chiara… C’est une femme extraordinaire. Elle ressemble à ses films ! Heureusement qu’elle était là pour lui... Elle en a pris soin. Même s’il se fait engueuler de temps en temps.

- Chiara a toujours eu l’engueulade facile, mais bienveillante et efficace : ça fait partie de son charme. Elle était bien la seule à pouvoir houspiller Luís : il râlait mais finissait toujours par obtempérer. Quand ils préparaient un film, ils s’enfermaient pendant des heures et elle le faisait répéter encore et encore jusqu’à ce qu’il donne tout. Jusqu’à ce qu’ils s’engueulent ! Alors il partait en claquant la porte et en la traitant de tortionnaire, elle se marrait, il revenait… Et elle ouvrait une bonne bouteille de vin pour fêter ça. C’est drôle, lui qui était si secret, si sombre sous les projecteurs, Chiara arrivait à en extraire tout ce qu’elle voulait. Elle lui faisait exprimer des émotions qu’il n’aurait parfois même pas su nommer. J’en étais presque jalouse.

- Jalouse ?

- Pas de Chiara, il tenait à elle comme elle tenait à lui mais je ne m’en suis jamais inquiétée.

- De qui, alors ?

- De personne... Et de tout le monde. De toutes ces émotions qu’il partageait avec des millions d’anonymes. De toutes ces femmes inconnues qui rêvaient de personnages qu’il n’était pas. De tous ces posters qui plaquaient son visage dans les rêves des jeunes filles. Je l’aimais, son visage, mais je me foutais bien que la Terre entière l’aime aussi ! Parfois, j’aurais préféré qu’il soit un peu moins beau, pour le garder pour moi toute seule.

- Ah ça, je vous comprends !

- …

- Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ?

- Je l’ai aimé infiniment... Alors oui, je crois que je l’aime toujours. Que je l’aimerai toujours. Son absence fait aujourd’hui partie de moi, comme avant son sourire et ses yeux noirs comme des flambeaux.

- Finalement, personne ne veut le laisser mourir, ce pauvre Luís. Ni Louka. Ni vous...

- Vous avez raison… Vous avez terriblement raison, Romy.

- Pourtant, c’est lui qui a voulu mourir.

- Oui… Et c’est bien ce qui me fait le plus mal.

- Malika…

- Oui ?

- Je crois que Louka va avoir besoin d’aide.

- Pour quoi faire ?

- Pour laisser partir son père. Sans le renier, ni l’effacer, ni l’oublier. Mais il faut le laisser partir, maintenant... »


Elle me regarda très fort, lovée à l’ombre de son fantôme au milieu de l’agitation de l’aéroport. puis elle jeta un coup d’œil embué aux pistes d’atterrissage, juste derrière la vitre, avant de continuer d’une voix blessée, douloureuse.


« - Je suis heureuse que mon Louka ait décroché l’amour d’une fille aussi intuitive et empathique que vous. Parce que vous devez vraiment l’aimer pour oser me dire cela en face… Mais vous avez raison, même si votre vérité fait très mal à entendre. Il faut vivre pour demain, et non pour hier.

- Pardonnez-moi, Malika, je ne voulais pas vous blesser.

- Vous ne m’avez pas blessée. Et si Louka a besoin d’aide, je serai là. Je serai toujours là, désormais. Je le jure.

- ...

- Romy, je crois que je vais vous confier une mission importante.

- Ah ?

- Oui. Ce dossier, là. Il me brûle les doigts. Et il brûlera les yeux de Louka le jour où il le lira. Je voudrais vous le confier, si vous le voulez bien. Vous le lui donnerez quand vous le sentirez prêt, d’accord ?

- Euh… Vous êtes sûre que c’est à moi de faire ça ?

- Oui. J’en suis sûre. Sûre comme je ne l’ai pas été depuis bien longtemps.

- Bon… Ok then. Je le lui donnerai… Quand ce sera le moment. Mais en échange...

- Oui ?

- Vous ne voulez pas me tutoyer ? »


Elle accepta dans un sourire avant de partir en courant vers les contrôles de sécurité : un peu plus et elle manquait son vol ! Restée seule, je commandai un autre café. Je le bus en silence, les yeux dans les yeux avec ce dossier posé devant moi, sur la table. Comme une chambre des secrets, mais sans le petit sorcier à lunettes.

Si je devais un jour définir l’héroïsme, je dirais que c’est exactement ce dont je fis preuve ce jour-là. En effet, je roulai précautionneusement ce dossier dans mon écharpe, le posai près de moi sur le siège passager de la voiture, et partis droit à la banque pour ouvrir un coffre où je le mis en sûreté. Je ne l’avais même pas ouvert.

*Vivre ou survivre, de Daniel Balavoine ; in Vendeurs de larmes, 1982.

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