CXXVIII. Everybody hurts

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CXXVIII. Everybody hurts*

J’étais assise comme sur une poudrière, toute seule face aux nombreuses hésitations que je lisais sur le visage de Malika. Elle était droite comme du papier mâché, toute assaillie de doutes et de vieux démons. Je devinais, dans les tremblements de sa main, le poids et le combat de quarante ans de silence.

Elle pesait le pour et le contre, je pouvais presque voir la balance de l’indécision s’agiter dans ses yeux. Je la connaissais à peine, et pourtant je lui demandais de me raconter des choses dont personne ne parlait jamais…. Quelle drôle d’idée ! Elle me le fit remarquer d’ailleurs, à sa manière, lorsqu’elle reprit enfin la parole.


« - Romy… Ce n’est pas mon secret. C’est celui de Luís… Et il serait mort plutôt que de parler.

- Well, pardonnez-moi… Mais justement : il est mort plutôt que de parler. il s’est enroulé dans son secret autant que dans la fucking corde qu’il s’est passée autour du cou. C’est trop tard, on ne peut plus rien faire pour lui. Je suis désolée, Malika.

- …

- Ce secret, whatever it is, votre mari n’en souffre plus. Il s’en est protégé, de la pire des manières ! Mais il l’a fait… Alors maintenant, ce n’est plus son problème ; mais c’est celui de Louka. Tellement secret, tellement tabou, tellement à vif que lui-même ne sait pas tout. Pourtant ça coule dans ses veines, ça pèse sur ses épaules, ça brûle sous sa peau.

- …

- J’aime votre fils. Je l’aime vraiment. Mais je ne le lui dis pas, parce qu’il ne le supporterait pas. Pourquoi, Malika ? Pourquoi Louka n’arrive-t-il pas vraiment à vivre ?

- Je ne sais pas.

- Pourquoi son père n’arrivait-il pas vraiment à vivre ?

- Parce que Luís était pétri de peur et empêtré de honte.

- …

- Au début, il fuyait. Tout. Tout le temps. J’allais dormir avec lui toutes les nuits, en cachette… Même si je pense que les éducateurs s’en étaient rendu compte ! Mais ils laissaient faire, parce qu’ils ne savaient pas trop par quel bout prendre Luís. Quand je m’allongeais derrière lui, contre lui, je ne pouvais pas le prendre dans mes bras ; il s’éloignait de moi comme s’il avait reçu une décharge électrique. Alors que lui, quand je dormais, il se blottissait contre mon dos et il me serrait fort. C’était étrange. Irrationnel. Injuste. Et pourtant, j’ai réalisé bien plus tard que c’était d’une logique absolue. Dans la vie de Luís, les viols, comme les coups, sont venus de derrière.

- Oh…

- J’avais compris tout de suite qu’il avait peur. Peur de la nuit. Peur du sexe. Peur de me faire mal, aussi, d’une certaine manière… Au début, ça allait, parce que nous étions encore des enfants. Mais on a grandi. J’avais envie de le caresser et il était terrorisé, comme si j’allais le tuer... Il ne voulait plus que je dorme avec lui. Mais la nuit, si je n’étais pas là, il faisait des rêves affreux ! Il a mis longtemps à me faire confiance. A enlever son putain de t-shirt.

- Comment ça s’est débloqué ?

- Un jour, on devait avoir environ 17 ans, peut-être un peu moins. Luís a reçu un ballon sur l’épaule en cours de sport, il avait un bel hématome, rien de grave mais le médecin du foyer lui avait prescrit de la pommade. Forcément, j’ai voulu la lui mettre… Il m’a fait un de ces sketchs ! Il ne voulait rien entendre, m’a dit qu’il verrait avec le médecin. Je ne comprenais rien. Pourquoi déranger le médecin juste pour appliquer de la pommade ? J’ai insisté, Luís a refusé encore, je me suis énervée, lui aussi… J’ai fini par sentir monter mes larmes, parce qu’il devenait presque violent à force de me dire non ; pas physiquement, bien sûr, mais ses yeux lançaient des éclairs. J’ai fondu en larmes. Et ça l’a stoppé net. Il était tétanisé, désolé, liquéfié. Il m’a demandé pardon, moi je pleurais toujours, je lui ai demandé pourquoi il ne voulait pas que je le touche et si je le dégoûtais à ce point ? Alors il m’a murmuré que non, ce n’était pas moi. Que c’était lui qui allait me dégoûter si je le voyais nu. Je l’ai regardé bêtement, sans comprendre. Il est allé fermer la porte à clé avant de revenir vers moi.

- …

- Il a pris ma main et il l’a posée sur le bas de son t-shirt en me disant : “Vas-y, enlève-le”. Son regard était plein de fièvre… J’ai d’abord cru qu’il voulait faire l’amour : je n’étais pas contre, mais là, comme ça, alors qu’il esquivait le sujet depuis des mois ? C’était vraiment bizarre ! Et j’avais tout faux, il ne pensait pas du tout à ça.

- C’est là que vous avez vu ses cicatrices ?

- Oui… Sous son t-shirt, petit à petit. D’abord son torse, qui portait juste quelques marques violacées… Mes doigts ont suivi les traces sur sa peau, un peu comme un jeu de piste, mais en plus sordide ! Et puis après, j’ai vu son dos... Je me suis sentie bien ridicule, avec ma pommade anti-inflammatoire ! Alors que sa peau était pleine de crevasses, d’enflures, de brûlures, de torsades comme autant de marques de torture. C’était ignoble… Son dos et le haut de ses bras étaient couverts de cicatrices. Des plaies anciennes, profondes, immondes, certainement mal voire pas soignées, qui gravaient sur son corps tout ce que ses mots ne disaient pas.

- Mais vous n’aviez rien vu avant ? Même en dormant avec lui ?

- Non. Personne n’avait rien vu. Luís portait toujours un t-shirt avec des manches, même la nuit. Il racontait qu’il avait toujours froid, que c’était son côté brésilien... Il mentait ! Il n’avait pas froid : il avait honte. Si vous saviez comme il tremblait devant moi, ce jour-là…

- Qu’avez-vous fait, alors ?

- Un truc absurde, pour me donner une contenance. Et aussi pour me retenir de vomir ! J’ai insisté pour lui passer cette satanée crème. C’était ridicule.

- …

- J’avais l’impression de sortir une fourchette en plastique pour arrêter un char d’assaut. D’ailleurs j’ai souvent eu cette impression, quand Luís n’allait pas bien. J’ai vécu presque vingt-cinq ans avec lui mais je n’ai jamais réussi à me blinder contre ça. Et il le savait ! Alors il se taisait, pour ne pas me faire de mal. »


A cet instant, Malika ressemblait à une poupée cassée, abîmée, délaissée. Ses yeux brillaient comme deux rayons de lune sur un ciel très noir. Ses doigts s’agrippaient à son thé comme si la vie et la lumière en dépendaient.

Mais ce qui me frappa le plus, ce fut l’immense sentiment d’impuissance qui souffrait et soupirait dans chacun de ses gestes. Impuissance d’hier, quand elle partageait la vie d’un homme qu’elle connaissait par cœur mais qu’elle ne pouvait pas guérir d’un passé trop bien caché pour qu’il le digère. Impuissance d’aujourd’hui, quand elle retrouvait un grand fils qu’elle ne connaissait plus et qu’elle ne pouvait pas libérer de souffrances qu’il n’avait pas directement vécues.

Malika et son mari semblaient avoir vécu pendant des années comme on danse au bord d’un gouffre : serrés l’un contre l’autre et sans jamais s’arrêter. Puis il avait sauté dans ce trou noir et elle restait là, penchée au-dessus du vide, comme si elle ne savait pas de quel côté orienter la balance de sa vie.



*Everybody hurts, de R.E.M. ; in Automatic for the people, 1992. 

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