XI. Le plus beau du quartier

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XI. Le plus beau du quartier*

Louka eut un sourire de môme assez étonnant au moment de prononcer ainsi le prénom de son si vieil ami Pietro… C’était mignon, comme si la carapace, finalement, était plus fragile que prévu ! Il était presque aérien entre les murs du restaurant, les parfums nous enveloppaient comme autant d’invitations au voyage culinaire. La Corse, ce soir-là, semblait presque entre parenthèses.

« - Vous avez toujours été aussi proches qu’aujourd’hui ?

- Oui. Je le connais depuis toujours. Mais je crois que tout ça nous a encore rapprochés. Finalement, nous avons terminé de grandir côte à côte. On ne se séparait jamais : même école, même classe, même chambre, mêmes vacances… Sans lui, je ne sais pas ce que je serais devenu ! Il est toujours là, même quand je fais le con. Pietro est de loin le meilleur de nous deux… Depuis toujours, je suis froid et foutiste, lui est droit et chaleureux, pourtant c’est souvent moi que les filles veulent. C’est absurde.

- Well, je suis désolée de te contredire, mais j’ai l’impression que Pietro se défend plutôt bien lui aussi, côté gent féminine ?

- Bien sûr ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais lui, à chaque fois, à chaque fille, il y croit vraiment… Et s’il se plante, il réessaye. Un vrai cœur d'artichaut, limite midinette ! Toujours en effervescence. Je l’admire, d’une certaine manière.

- Parce que toi, tu n’y crois pas ?

- Non. Je couche avec qui je veux, quand je veux, sans lendemain ni promesse ; n’importe quelle pretty girl un peu sympa peut faire l’affaire ; c’est facile.

- Facile ?

- Oui : un sourire, un beau t-shirt avec écrit “MONITEUR” dessus et le tour est joué.

- Toutes les filles sont à tes pieds ?

- Oui, à mes pieds et à ceux de tous les autres imbéciles avec le même t-shirt...

- Bon, il me semble quand même qu’il y en a plus à tes pieds qu’aux pieds de certains autres…

- Maybe.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas… Demande-leur ! Que veux-tu que je te réponde ? Et toi, pourquoi tu plais aux garçons ?

- Moi c’est différent.
- En quoi ?

- Je ne me fais pas draguer par 5 ou 10 garçons tous les soirs, moi ! Je n’ai pas autant de succès que toi.

- As far as I remember, you’ve been hit on by at least one guy, one night in a new-yorker bar ?

- That was a century ago… And the guy was drunk.

- So were you.

- That’s right : so was I. And that never happened to me again.

- That ? You mean, suivre un type ivre mort jusqu’à son hôtel ?

- I mean, me faire draguer dans un bar par un bel inconnu.

- Because le premier imbécile venu peut voir que you deserve so much better, so much more than that…

- Come on, Louka. Tell me the truth, as a friend should do… We’re friends, aren’t we ?

- Sure…

- So ?

- So, the truth is that you are very pretty. Tu as des yeux magnifiques : aussi bleus que la baie de Cargèse au soleil de midi. Et aussi de bien jolies jambes. Sans parler de ton décolleté ! Et de ton petit maillot de bain rouge… Anyway. Tu es bienveillante, naturelle, juste assez maladroite pour que ce soit charmant, juste assez filoute pour que ce soit piquant.

- …

- Je te gêne ? I can see you blushing.

- Non ; enfin si. Mais je peux me venger facilement.

- Te venger ?

- Oui ; à mon tour. Qu’est-ce qui peut bien attirer toutes ces filles comme des mouches autour de toi ?

- So ?

- First of all, I would say l’exotisme ; which in French, sounds very close to érotisme… Un homme capable de manier parfaitement quatre langues, ça fait rêver…

- … Hmmmm… Coquine ! Je vois que le français a de moins en moins de secrets pour toi !

- Then there must be money. Crois-moi : c’est un point positif pour ta candidature.

- Money would matter if they were to marry me. Je suis riche, c’est vrai, mais elles n’en voient pas la couleur. Jamais de cadeau, ni de resto ! Même marocain…

- Même pas un hôtel de temps en temps ?

- Never. Enfin, si, je paye ma chambre, mais elles n’y restent jamais dormir.

- I see… Anyway, tu as beau penser le contraire, je suis sûre qu’elles espèrent un peu, secrètement ! Si tu n’as pas compris ça, alors tu ne connais pas les femmes.

- Je n’ai jamais prétendu connaître les femmes. Anything else ?

- Hmm... Tu es orphelin, deux fois : ce qui donne forcément envie à ces dames de te consoler.

- Really ??? Quelle étrange idée !

- Enfin, je dois admettre que ton physique n’est pas désagréable.

- Merci.

- ...Mais c’est un minimum syndical, vu ton illustre patrimoine génétique !

- I am sorry to disappoint you.

- D’ailleurs, je suis sûre que ton nom joue aussi : how glorious is it to sleep with Luís Kerguelen’s son ?

- …

- Ma mère l’admirait beaucoup, actually. Elle l’a croisé sur un tournage, d’ailleurs, et mon père était vert de jalousie ! A part être le plus beau mec de sa génération, il était comment ? I mean, in real life ?

- Well... Il était doux, droit, il avait l’oeil comme un soleil noir. Il m’a appris à nager, à faire du vélo, à me tenir correctement. Il me laissait gagner au Monopoly et découpait ma viande quand j’étais petit. Des trucs de papa normal... Mais parfois il était triste, presque éteint par un passé trop lourd pour lui.

- Au Brésil ?

- Oui. Mais il n’en parlait jamais, et je n’en sais pas beaucoup plus que sa fiche Wikipédia… Il n’avait pas de père, et sa mère est morte. Il a vécu la rue, la faim, l’orphelinat à São Paulo. Tout le monde connaît la suite : son adoption tardive par les Kerguelen, leur mort dans un accident de voiture, le foyer à Lyon, sa rencontre un peu par hasard avec Chiara Battisti, et puis Paris, le cinéma...

- Il aimait son métier ?

- Oui ; mais il méprisait la célébrité. Quand on lui parlait de son physique, de son aura, il disait que sa beauté n’était que mensonge, qu’en vrai il était cousu de vent et d’ombre. Il était fragile et lumineux comme une petite flamme qui vacille. Il vivait pour et par l’amour de sa femme, et ils me tenaient chaud tous les deux.

- Ils étaient déjà ensemble quand tu es né ? Ça n’a pas dû être simple pour elle ?

- Quand je suis né, oui, mais pas quand j'ai été mis en route... Ils étaient amis depuis longtemps, depuis la DDASS, mais il a fallu semble-t-il qu’il fasse un enfant à une femme qu’il n’aimait pas pour comprendre qui était la femme qu’il aimait… You should ask Chiara, she will tell you the entire story ! Il a débarqué à Cargèse un jour, tout paniqué de la grossesse de Natalia qu’il venait d’apprendre par les journaux. Il a bu, ils ont parlé des heures sur la terrasse, et mon père, en regardant le soleil posé sur la mer, a commencé à parler de cet amour tellement évident qu'il l'avait toujours tu... En tout cas c'est comme ça que Chiara m'a raconté l'histoire. He married Malika two months later.

- Et elle, tu l’aimais bien ?

- Je l’aimais. Tout court. Elle était simple, jolie, battante, elle portait mon père à bout de bras, elle était femme-force et mère-courage. Elle m'a tout donné, tout appris. Je l'appelais Mama, elle m’appelait Shams ; le soleil.

- Mais tu n’en parles jamais ?

- Parce qu’elle me manque... Elle me manque tous les jours. »

Le chapitre était clos. Il se leva et paya l’addition en ignorant superbement mes protestations. Nous fîmes un tour à pied sur le port, deux ombres de silence dans les lumières de Bastia, puis nous reprîmes la route. Il était tard et j’avais froid, il me prêta un pull informe qui traînait dans la boîte à gants. Pendant le trajet, on parla de tout, de rien, de Mila, de mes vacances qui prenaient fin. Je lui dis dans la nuit que moi aussi, ma maman me manquait tous les jours. Je le sentis sourire dans le silence du soir.

*Le plus beau du quartier, de Carla Bruni ; in Quelqu'un m'a dit, 2002.

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