CII. Ma liberté contre la tienne

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CII. Ma liberté contre la tienne*

Louka attendit la suite sans impatience, avec cette sagesse orientale consistant à prendre la vie comme elle vient, quand elle vient. La vie… Et aussi la Romy, peut-être ?

Pour trouver le courage de continuer, je lui attrapai la main, serrant ses doigts entre les miens comme pour mieux le sentir, le ressentir. Il vissa son regard au mien, je respirai un bon coup, puis j’enchaînai.

« - Tu te rends compte depuis combien d’années ça dure, tout ce mic-mac ? On se voit, on se quitte, on se retrouve, on se fuit, on se cherche, on se perd de nouveau… Et pourtant, on finit toujours par revenir l’un vers l’autre ! Je n’ai jamais connu ça. Avec personne. Et je n’ai jamais ressenti ça. Pour personne.

- ...

- Alors maintenant, on pourrait maybe avancer ensemble ? Tout doucement, pas à pas, mais côte à côte. Peut-être que j’arriverais à ne plus paniquer dès qu’une autre fille t’approche, peut-être que tu réussirais à te… pacifier, or something like that.

- Inch’Allah

- J’ai très envie d’essayer, en tout cas. Et toi, Louka ?

- Moi aussi… C’est plus ou moins ce que j’avais voulu te dire, même si je m’y suis sûrement pris comme un manche, dans ce resto new-yorkais. Je ne sais pas trop dire ce genre de chose.

- What ? Tu étais tout mignon ce soir-là… C’est moi qui n’étais pas prête, c’est tout.

- Ah ? J’ai cru que tu m’avais trouvé nul.

- Non, Louka. Pas du tout.

- Tant mieux ! Mais… Tu es sûre d’avoir bien réfléchi ?

- Pas tellement ; j’ai largué mon boulot, rendu mes clés, fait mes valises et sauté dans un avion.

- Waouh…

- Waouh, what ?

- Well, je suis à moitié admiratif, et à moitié flippé. Tu es un peu folle d’avoir fait ça, don’t you think ?

- Sure ! Mais je prends le risque.

- Mais…

- Mais quoi ?

- Tu te souviens que je suis immature, hyperactif, névrosé ? Sans une once d’expérience de la vie de couple, mais avec des tonnes de choses à régler ! Mon père était le meurtrier le plus célèbre et le plus pathétique des trente dernières années, ma mère était une coquille vide, égoïste et défoncée. Je ne tiens pas en place, je ne range jamais rien, je perds toute notion du temps dès que je suis en mer, je mange des pâtes à tous les repas… Je jongle entre les langues sans vraiment savoir laquelle est vraiment la mienne. Oh ! And also, je passe des heures au téléphone avec Pietro, j’ai une petite soeur un peu capricieuse et très possessive who might be a little bit jealous, and you would have to deal with non pas une, mais deux belles-mères méditerranéennes ! Are you ready for that all ?

- Probably not ! Mais tant pis… Et puis en cherchant bien, j’ai peut-être moi aussi quelques défauts ?

- Really ? Lesquels ?

- Je suis un peu flemmarde, sometimes… Je manque totalement de confiance en moi, et du coup, il suffit qu’une fille te regarde pour que j’aie envie de la tuer ! Je peux aussi m’entêter sur certains trucs jusqu’à la mort... J’ai tout le temps froid, tu seras donc réquisitionné comme bouillotte sans objection possible. Je ne sais pas cuisiner, à part le poisson pané et les pancakes, et je n’ai aucune envie d’apprendre. Je ne perdrai sûrement jamais mes trois kilos surnuméraires et tu seras prié de ne pas t’en plaindre parce que c’est à ton enfant que je les dois… Enfin, sache que Noël se passe forcément chez mon père tout au bout du Wyoming, et que je dors avec des chaussettes en moumoute entre décembre et mars.

- Quel programme !

- Alors ; deal ?

- Wait a secondMay I question tes affreuses chaussettes hivernales, si je fais correctement mon job de bouillotte ?

- Hmmmm… La bouillotte s’engage à ne pas trop râler si je me colle à elle ?

- Admettons.

- Alors je veux bien réfléchir, pour les chaussettes. Et moi, je peux négocier au moins un repas par semaine avec autre chose que des pâtes ?

- Well… Puisque tu proposes si gentiment, please note that I actually love hot-dogs and pancakes.

- Je m’en souviendrai.

- Alors adjugé ! A tes risques et périls, Romy. »

J’avais le cœur comme un tambour, mais la partition était douce, légère, inexplorée. Je me sentais mise à nue (d’ailleurs je l’étais presque !), frissonnante sur mon tabouret, posée comme une incertitude entre l’audace étrange de mon débarquement et le calme moelleux de cet appartement. Louka semblait flottant, enfantin, enveloppé de silence. Il me regardait sans me voir, sirotant son café très serré, à l’italienne. Nos mains étaient nouées, énamourées, cela dura dix minutes ou dix secondes, je ne sais plus… Comme si le va-et-vient des mots, de lui à moi, de moi à lui, tissait une drôle de toile dont nous étions aussi surpris l’un que l’autre.

« - Oh ! Just one more thing. A propos des risques inhérents aux belle-mères méditerranéennes… Mama m’a demandé de l’emmener dans un resto où elle allait avec mon père quand j’étais petit, près de la tour Eiffel. Tu veux venir, ou tu préfères dîner toute seule ici ?

- Je ne sais pas trop... Elle est à Paris jusqu’à quand ?

- Elle repart demain matin. Elle a dû faire l’aller-retour pour signer les papiers de l’adoption, mais elle ne peut pas rester.

- Ok then. Allez-y tous les deux. Et je t’attendrai ici. Bien sagement, ou pas... »

Louka sourit et m’attira à lui pour m’embrasser avec autant de douceur que d’appétit. Puis il repartit travailler, me laissant seule avec cette drôle de décision. Où cela nous mènerait-il ? Je n’en avais aucune idée. Mais qui ne tente rien n’a rien ; et Louka était infiniment tentant.

*Ma liberté contre la tienne, de Patricia Kaas ; in Le mot de passe, 1999.

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