LXXXVII. Je ne sais pas dire

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LXXXVII. Je ne sais pas dire*

D’après Ingrid, qui démontra ce soir-là d’indéniables talents d’espionne, Louka resta assez longuement silencieux après la tirade de Pietro. Tirade d’aîné, à défaut de tirade des nez : moins célèbre que celle de Cyrano mais très efficace dans son genre !

Et si ce n’était pas déjà fait, Ingrid serait certainement tombée amoureuse de son mari ce soir-là. Il avait du talent, à n’en pas douter.

Louka, lui, semblait désemparé ; et il reprit la discussion d’une voix très basse.

« - Amoureux... Je ne sais même pas vraiment ce que ça veut dire, alors…

- Ah oui, j’avais oublié : Louka couche toujours, mais Louka n’aime jamais.

- On dirait que tu parles d’une pute !

- Non ; je ne te juge pas, Louka, et je me fiche de savoir si tu as couché avec 100 ou 500 filles ; mais là, au numéro 101, ou 501 ! Je crois qu’il faut que tu t’arrêtes un peu… Maintenant, alors que personne à part nous ne peut t'entendre, dis-moi la vérité.

- Quelle vérité ? Pietro, je ne comprends rien à ce que tu racontes.

- La vérité sur ce que tu ressens, Louka… Alors, tu tiens à elle ou pas ?

- …

- Che testardo… Quand elle n’est pas là, tu penses à elle ?

- Des fois.

- Tu attends ses appels ou ses messages comme un gamin ses jouets à Noël ?

- Oui, c’est vrai. Mais c’est aussi parce qu’on discute de trucs importants : Mila, le bébé, tout ça...

- Aussi, mais pas que ! Quand tu la vois, tu as envie d’elle ?

- Oui, ça oui… Tout le temps.

- Et si un autre la drague, tu as envie de l’étriper ?

- Non.

- Ah ! Donc si elle couchait avec un autre gars, ça ne te ferait rien du tout ? Et là ce soir, par exemple, si j’ai cru remarquer que tu t’étais mis à coller cette nana pile au moment où Romy se faisait draguer par Angelo, j’ai donc rêvé ?

- Tu ne rêves pas ; mais tu te trompes… Il est où d’ailleurs, Angelo ?

- Parti, j’imagine.

- Avec Romy ??? Ils sont partis ensemble ?

- Louka, per favore, va voir dans une glace la tête que tu fais… Et arrête de te mentir, et de me mentir par la même occasion !

- OK, hai ragione ; je n’ai pas envie qu’elle couche avec lui.

- Et ?

- Et ça me rend malade qu’ils soient partis ensemble ! Voilà, tu es content ? Oui, je tiens à elle. Et je ne sais pas du tout comment gérer ça.

- Ne “gère” pas, Louka… Vis.

- È troppo tardi, elle va coucher avec l’autre con, là...

- Non… Regarde, il est là-bas, assis au bar. Romy est partie toute seule comme une grande, pendant que tu draguais ta minette comme...

- Comme un connard, c’est ça ?

- Franchement ? … Oui.

- Je n’en ai rien à foutre de cette fille.

- Lo so.

- Alors pourquoi tu me dis ça comme ça ?

- Perché Romy, lei, non lo sa...

- Et tu crois que je devrais le lui dire ?

- Oui. Subito ! D’autant qu’elle est de plus en plus copine avec ma femme et que si tu continues à faire le con, c’est moi qui vais finir par me faire engueuler... ”

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Ce n'est que quelques jours plus tard, lorsqu'Ingrid, les yeux constellés d'amour pour son Pietro adoré, me raconta par-dessus l'Atlantique cette inénarrable discussion entre Louka et lui, que je compris quelle fée s'était penchée sur mon berceau ou plutôt sur mon lit, ce soir-là. Une fée barbue, parfois taquine, diaboliquement franche, solide comme tout et qui n'avait d'autre baguette magique qu'une amitié indéfectible. Viva Italia !

Car moi, pendant ce temps, je dormais déjà, blottie dans ma tristesse... Je n'espérais plus rien.

Pourtant, Louka débarqua dans ma chambre en pleine nuit, clopin-clopant, sentant l’alcool, le dentifrice et le barbecue. Il ôta son jean et ses chaussettes, garda son t-shirt à l’abri du noir et vint se coller à moi en chien de fusil. Il m’entoura de ses bras en silence et me serra fort contre lui en soupirant dans mon cou. Je frissonnai des pieds à la tête mais je ne dis rien, ne bougeant pas d’un pouce, pour ne surtout pas briser cet improbable instant ! Puis la nuit s’enroula autour de nous et je me rendormis, quelque part entre la Corse et le paradis.

Le matin nous cueillit exactement dans la même position. J’avais dormi dans ses bras, et le réveil fut tout doux. Louka me tenait (trop) chaud, son souffle était léger comme la brise dans les petits matins de Scandola et je restai un bon moment à profiter de l’instant, mon dos contre son torse, sa bouche sous mon oreille.

Quand j’entrepris de me lever, Louka dormait encore profondément. Aussi mis-je cinq bonnes minutes à me libérer de son étreinte ! Il grogna un peu et se rendormit sur le dos, un bras posé sur ses yeux et l’autre sur son torse. Je restai un moment à le regarder dans son sommeil, mes pensées se bousculaient un peu dans ma tête et mes yeux caressaient doucement son corps parcouru de griffures.

Puis je sortis de ma chambre, presque à regret, en le laissant dormir tranquillement dans le matin bleuté.

*Je ne sais pas dire, de Barbara ; in Barbara chante Barbara, 1964.

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