LXXXV. Cendrillon

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LXXXV. Cendrillon*

C’était un soir magnifique. La Corse était douce et chaleureuse, la nuit était comme une caresse, les bières passaient de main en main, l’énergie vibrionnait tout autour de nous. La haute saison n’avait pas encore commencé et il n’y avait pas la foule des grands jours, mais quand même, la plage était pleine d’ombres sombres qui dansaient entre la mer et le barbecue, à la lumière des flammes et des étoiles.

Ingrid, Pietro et moi, dûment équipés de trois Colomba bien fraîches et de quelques tranches de lonzu, nous assîmes un peu en retrait autour d’une table assez éclopée. Dans l’air flottait un vieil air de country plutôt improbable de ce côté-ci de l’Atlantique. Sur le sable sautillaient des dizaines de paires de pieds plus ou moins en rythme. Dans l’eau s’agitaient quelques silhouettes noires qui brouillaient sans remords les reflets d’argent de la lune. Bref, la soirée s’annonçait plutôt bien.

Louka arriva une heure après nous, avec ses cernes, ses béquilles, son sourire, son t-shirt blanc tout simple sur un de ses éternels jeans noirs. Il s’extasia très exagérément sur nos tenues du soir, et tomba plutôt qu’il ne s’assit dans un fauteuil en disant innocemment que nous étions si belles qu’il ne nous avait pas reconnues ! Ingrid lui mit une tape très théâtrale sur le bras et il fit mine de souffrir le martyr.

Puis il me regarda bien droit sans dire un mot, son sourire s’évanouit, ses yeux brillaient comme des incendies dans le maquis et je rougis discrètement dans la nuit. Il était d’une beauté presque interdite, mélange de force et de fragilité dans la merveilleuse quiétude de la nuit corse… Mon cœur était chaud et palpitant comme un chamallow grillé, mon esprit était absolument niais comme le ravi de la crèche.

Je me sentais bien... Et pendant quelques secondes, le reste du monde ne me fit plus peur. Du moins, jusqu’à l’arrivée de la première fille.

Un vrai défilé ! Pendant deux heures, nous vîmes passer des tas de gens qui venaient prendre des nouvelles de nos éclopés. Dont environ 80% de nanas ! Chouette… Tous se présentaient au passage sous des prénoms que j'oubliais presque instantanément. Pour me donner une contenance, je m’appliquai d’abord à papoter avec Ingrid en grignotant salades et merguez. Puis nous décidâmes d’aller nous trémousser en rythme sur la plage. Ingrid réquisitionna Pietro comme cavalier tandis que j’héritai d’un moniteur italien un peu collant mais bon danseur.

Louka resta assis plus loin, riant ou discutant avec les uns et les autres. Je ne pus que remarquer que les filles se pressaient autour de lui, jambes nues et décolletés... Et parmi elles, je reconnus la fameuse Cinderella. Sourire, seins, rouge à lèvres : tout dégoulina sur lui sous prétexte de lui faire la bise... Mon cœur bouillait dans ma poitrine mais je continuais à danser pour me donner une contenance.

La musique avait ralenti et mon cavalier dont j’avais oublié le prénom me serrait d’un peu plus près. Trop près ! Ce qui ne m’empêcha pas de repérer une brunette, roulée comme un cigare cubain, à peine habillée, juchée sur des talons vertigineux, qui s’assit en face de Louka. Et cinq minutes plus tard, elle vint carrément poser ses fesses parfaites sur l’accoudoir de son fauteuil et sa main manucurée sur son bras.

Cela me fit presque un électrochoc.

Je manquai de trébucher et prétextai la fatigue pour planter là cet Italien trop pressant. Je n’avais qu’une envie : partir, enlever mes pantoufles de vair et ma robe de bal pour me réfugier dans mon lit. Je filai à l’anglaise, n’envoyant qu’un texto à Ingrid et à Pietro pour les prévenir que je rentrais à pied.

La marche me fit du bien, la nuit était frémissante et enveloppante comme un plaid en hiver et je ne croisai pas un chat en remontant vers la ville. Cargèse dormait dans la langueur estivale et il n’y avait pas un son, pas un souffle, à part le bruit de mes talons sur le sol et celui de la mer en contrebas.

A mon arrivée, Chiara était couchée. Je pris donc soin de ne pas faire de bruit. Je vidai un demi-pot de démaquillant pour retrouver mon vrai visage, posai amoureusement la robe d’Ingrid sur le dossier de ma chaise et m’offris une douche salvatrice.

Puis je me mis au lit, à la fois triste et lucide sur le ridicule infiniment prévisible de la situation. Une fois de plus, il suffisait d’une jupe et d’une minette pour que Louka oublie mon existence… Ou presque.

Car pendant que je dormais se joua une petite scène dont j’aurais pu ne jamais entendre parler, mais qu’Ingrid ne manqua pas de me raconter dans les jours qui suivirent.

*Cendrillon, de Téléphone ; in Dure Limite, 1982.

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