LXXXII. Seras-tu là

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LXXXII. Seras-tu là*

Vers 9h, Louka me bouscula tout doucement, créant un grand froid à la place de son corps tout chaud ; j’ouvris un œil pâteux, je râlai un peu, il sourit en effleurant mon bras de sa main tiède. Puis il attrapa un jean, un caleçon et un tee-shirt propres dans son placard, avant de sortir de la chambre sur la pointe des béquilles.

Je refermai les yeux à peine trois secondes ; pourtant quand je les rouvris, deux heures avaient passé ! Le soleil zébrait les murs à travers les volets clos. La mer chantait en contrebas, Lucia gazouillait sur la terrasse, c’était un matin chaud et paisible comme la Corse en offrait parfois à qui savait l’aimer.

Je paressai un peu, nue comme un ver, curieuse comme une gamine de découvrir cette chambre dans laquelle jusqu’ici, je n’avais fait que passer le nez une fois ou deux. La chambre de Louka, baignée de mer, de soleil, de Corse. Baignée de lui.

La pièce était immense et débordait de bouquins : des romans en différentes langues, des livres sur la mer ou sur la voile, des précis techniques sur des manœuvres ou des gréements particuliers, le code maritime, le cours des Glénans, un énorme atlas historique de la navigation… Ailleurs s’entassaient en vrac du matériel de matelotage, plusieurs vestes de quart multicolores, deux combinaisons de planche, une maquette du Belem, un bureau d’écolier garni de manuels de droit, un dictionnaire français-italien, une Histoire de la Corse illustrée, et puis un jean abandonné, un pull en boule, une encyclopédie du cinéma, une caisse à outils, un iPad, un paquet de canistrellis aux amandes…

Les murs arboraient deux immenses posters encadrés comme des hymnes à la mer, et qui se faisaient face. Sur le premier, je reconnus sans peine les jeux d’ocre et de turquoise des calanches de Piana sous les ors du soleil couchant. Sur le second, je découvris les remparts d’une cité blanche qui dominait l’océan comme un miroir aux mille nuances de bleu : Essaouira.

Entre les deux, se lovait une toute petite photo gorgée de joie et de lumière, sur laquelle Luís Kerguelen portait son fils à bout de bras vers le ciel. Louka devait avoir quatre ou cinq ans, ils semblaient jouer à l’avion ou à quelque chose du genre. Ils étaient magnifiques : le père très brun, mat, ses yeux profonds et sombres comme deux diamants d’ébène, et le fils très doux, doré, ses yeux clairs et brillants comme deux éclats de jade. La mer s’enroulait autour d’eux, comme un cocon d’azur baigné dans le soleil de fin d'après-midi. Ils étaient d’une beauté presque irréelle, magique, ensorcelante. Ils semblaient invincibles ! Et pourtant...

Cette image si belle, si brute, me serra le coeur. Quel gouffre, quel grand écart entre la perfection indéniable, presque artificielle, de cette image figée mais rayonnante, et les quelques bribes de vérité que Louka laissait parfois échapper sur ses souvenirs avec son père ! Des souvenirs de miel et de cannelle qui pesaient comme une enclume. Des souvenirs de honte et de secret sous les projecteurs avides du monde entier. Pas étonnant que Louka y perde non seulement son latin, mais aussi toutes ces autres langues qui le berçaient depuis toujours.

Seule dans cette chambre vide, j’éprouvais une drôle d’impression, mélange de peur et de plénitude, et restais quelques minutes en tête à tête avec mes émotions. Mes pensées étaient aussi embrouillées qu’un casse-tête chinois.

Une fois de plus, j’avais laissé libre cours à mon désir… Sans regret, d’ailleurs : Louka éveillait en moi, par la soie de sa peau, la douceur de ses lèvres, la lumière de ses yeux, des sensations délicieuses que personne, avant lui, ne m’avait fait découvrir aussi intensément. Alors je n’avais ni résisté, ni réfléchi avant de refaire l’amour avec lui ; j’avais trop envie de lui, et depuis trop longtemps !

Mais maintenant ? … Son corps avait visiblement aussi faim que le mien. Bon. En même temps, j’étais la première femme dont il croisait la route depuis sa sortie de l’hôpital, alors évidemment... Mais attendait-il autre chose de moi, de nous ? Probablement pas. J’en voulais pour preuve sa dernière proposition (“friends without benefits”) et le silence sidéral qui avait suivi mon ultime texto. Je lui avais avoué que j’avais encore des sentiments pour lui et en échange, je n’avais eu droit qu’à un silence radio assourdissant. Super.

Dans quel guêpier m’étais-je encore fourrée ?

*Seras-tu là, de Michel Berger ; in Que l'amour est bizarre, 1975.

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