LXXVIII. Let it be

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LXXVIII. Let it be*

Finalement, la môme au bois dormant fut réveillée par sa grand-mère qui avait décidé de rentrer à la maison. Chacun se rhabilla avec plus ou moins de dextérité et nous nous entassâmes dans la voiture de Chiara : Ingrid à l’avant avec sa fille sur ses genoux, moi à l’arrière coincée entre Pietro, Louka et sa paire de béquilles. Heureusement que nous n’avions que quelques kilomètres à faire !

Plus tard, une fois douchés, changés, recoiffés, parfumés, nous nous retrouvâmes tous au salon pour prendre une décision majeure : le menu du dîner ! Les suggestions se croisèrent : barbecue, tomates mozzarella, pâtes au pesto, charcuterie sarde… Je décidai de me mêler de la conversation.

« - Si vous avez du poulet, on pourrait manger ce plat marocain que tu avais préparé une fois, Louka, j’ai oublié son nom ?

- Euh, un tajine, vraiment ? s’étonna-t-il.

- C’était bon…

- Oh oui ! s’exclama Ingrid. Tu sais faire les tajines ? J’adore ça. Et oui, on a acheté du poulet, et des oignons aussi.

- Et du citron confit ?

- Dis donc, Louka mio, pour qui me prends-tu ? Je suis italienne, rappela Chiara, évidemment qu’il y a du citron confit dans mes placards ! Je vote pour le tajine.

- Are you sure ? Je suis crevé et je tiens à peine sur mes jambes…

- Oh oui, s'il te plaît ! insista Ingrid. Pour te faire pardonner de m'embêter tout le temps !

- N’importe quoi... Je suis adorable. Et ton mec ne pourrait pas avoir un meilleur pote que moi.

- Tu parles !

- Pour me faire plaisir ? glissai-je un peu sournoisement.

- Bon… D’accord. Mais je vais avoir besoin d’aide, parce que je ne peux pas rester debout très longtemps. Et j’espère que vous n’êtes pas trop pressés : ça mijote un bon moment…

- On prendra l’apéro en attendant !

- Quand je pense que je me suis farci des mois d’hôpital, des semaines de coma, deux opérations, une rééducation interminable… Tout ça pour que vous me colliez derrière les fourneaux le jour de mon retour. Sympa, vraiment.

- Oooooh… Povero tesoro ! Tu veux une Pietra pour te consoler ?

- No, grazie. Je suis trop fatigué pour boire une goutte d’alcool.

- Allez, Louka, arrête de râler ! s’exclama Ingrid. Je vais t’aider... Pietro, tu gères le bain de ta fille ?

- Pas de problème. Je te confie notre convalescent… Et notre tajine !

- Compte sur moi ! Et si le chef râle trop fort, je me mets en grève.

- Do you need help ?

- No thanks, Romy. Mon personnel de cuisine semble déjà au bord de la mutinerie ; si vous vous y mettez à deux, je n’ai aucune chance ! Tu peux boire ta bière tranquillement. »

Forte de cette merveilleuse autorisation de ne rien faire, je rejoignis Chiara au salon et m’adonnai à la même activité qu’elle : la lecture. Enfin elle, elle lisait, Martini en main, mais moi je faisais semblant… Car je ne cessais de lever le nez pour mieux profiter de la délicieuse saynète qui se jouait en cuisine.

Louka et Ingrid n’arrêtaient pas de se marrer !

Ils jonglaient de pelage de patates en rasade d’huile d’olive, le premier donnant des indications précises, tranchantes, malicieuses, la seconde faisant de son mieux pour exécuter les consignes. Elle ronchonnait, faisait répéter, manquait de se couper, posait des questions, râlait sous les réponses, taquinait sans vergogne son tortionnaire, grimaçait dans l’effort… Et il répondait, insistait, notait les tentatives et les imperfections, dosait, commentait, rectifiait : un vrai dictateur !

J'eus plusieurs fois l’impression qu’ils allaient s’engueuler pour de bon mais en fait non, ils jouaient… Comme des gamins.

Des gamins très efficaces ! Car sous leurs doigts naquit peu à peu un magnifique tajine coloré, épicé, un mélange de parfums et de textures que Louka disposa méthodiquement, presque amoureusement, dans un grand plat en terre qu’il mit ensuite sur le feu.

Ce soir-là, la Corse nous offrit un coucher de soleil extraordinaire. Le ciel était rose et or, la mer reflétait des rayons d’étoiles dans un calme presque parfait, et la baie de Sagone frémissait de langueur juste sous nos yeux. L’air sentait la coriandre et le raz-el-hanout, Chiara était joyeuse et volubile, Ingrid était radieuse et pulsatile.

Et Louka était là, à quelques mètres à peine… Ses beaux yeux brillaient de vert et de fatigue, ses gestes s’écoulaient un peu trop lentement, sa voix était douce comme s’il parlait sur la pointe des pieds. J’avais le cœur en compote et le cerveau en vrac : le désir, le soulagement, le remords et la honte se bousculaient dans tout mon être ! J’avais un choix à faire… Et j’étais bien incapable de savoir quelle en serait l’issue.

*Let it be, des Beatles ; in Let it be, 1970.

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