LXV. Si tu t’appelles mélancolie

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LXV. Si tu t’appelles mélancolie*

Pendant notre escale à San Francisco, je reçus un texto.

Ingrid Battisti : “Romy, tu as vu ce qui s’est passé pour Pietro et Louka ? Je viens d'arriver à Sydney avec Lucia et ma belle-mère. C’est un cauchemar ! Pietro est plus blanc que les draps sur lesquels il dort, il est toujours inconscient. Louka est encore pire, il est plein de sang, les médecins disent à Chiara - qu’ils prennent pour sa mère, je crois - de se préparer au pire. Romy, je sais que c’est fou, que c’est loin, que tu lui en veux toujours, mais viens, s’il te plaît."

Romy Anderson : "Je suis en route avec Mila et son père ; we just arrived in San Francisco ; we will be there soon.

Un vol et un taxi plus tard, nous arrivions à l’hôpital. Le temps flottait, les yeux piquaient, les cernes se creusaient sous la fatigue, l’inquiétude et le décalage horaire. Ingrid ne disait rien, Chiara tournait en rond, Mila pleurait très fort, Thomas était désarmé et silencieux, l’hôpital sentait le stress et le désinfectant. Il fallait attendre.

Pietro fut réopéré rapidement, plusieurs fois. Ingrid passait des heures à lui tenir la main. Je me rendais utile en emmenant la petite Lucia boire un lait chaud à la cafétéria une fois par jour pour que sa mère puisse pleurer tranquillement.

Louka ressemblait à un mort, rien ne bougeait dans sa chambre à part le bip-bip des machines et le mouvement du respirateur. Il était livide et immobile, rien ne sortait du blanc environnant à part la ligne pure, timide, de son tatouage sur la clavicule et les zébrures marbrées, anarchiques, de ses blessures. Mila lui répétait en boucle, d’une petite voix, qu’elle était désolée et qu’elle voulait qu’il soit toujours son frère. Et le soir, quand son père l'obligeait à quitter la chambre, elle s'effondrait en grosses larmes impuissantes.

Nous survivions dans un hôtel nickel, insipide, confortable, tout près de l’hôpital. Ma chambre était entre celle de Mila et celle d’Ingrid et Lucia, nous ne parlions à personne et ressemblions à une drôle de bande de zombies ! Nous étions là, une Sarde, une Belge et trois Américains dans une ville australienne inconnue, autour d’un Italien et d’un franco-Marocain : drôle de famille... Je me sentais de trop et pourtant, personne ne me demanda ce que je faisais là.

Il y avait quelques journalistes à l’affût de clichés volés et d’informations croustillantes. Au départ, Chiara les ignora, jusqu’à ce qu’une photo assez malsaine ne paraisse dans un journal italien : c’était un cliché savamment flou et mal cadré sur lequel on reconnaissait Chiara effondrée entre deux brancards blancs. La légende parlait de fatalité, de malédiction, de jeunesse gâchée, faisant des parallèles douteux avec des scénarios de films ou avec la mort des parents de Louka.

Chiara changea alors de tactique et convint avec les journalistes qu’elle leur ferait des points réguliers sur la situation, en échange de quoi ils s’engageaient à nous laisser tranquilles et à ne plus essayer de s’introduire dans l’hôpital. Elle restait digne et droite, et toute son attitude forçait le respect. La presse se le tint pour dit.

Mila était toute oppressée, elle se cachait autant que possible, elle avait trop de souvenirs pleins de journalistes grouillants autour de sa mère… Elle rasait les murs trop blancs de l’hôpital pour aller voir son frère en douce, et restait des heures à lire ou à lui parler, l’inondant de jolis petits bisous mouillés. Quand je lui fis remarquer qu’elle semblait vraiment très préoccupée pour quelqu’un qui disait il y a quelque temps que Louka n’était plus son frère, elle me fit un demi-sourire amer puis me tira la langue.

Ingrid était effondrée comme une toute petite chose. Sa fille la portait à la force de ses tout petits bras et de ses grands yeux bleus. Je l’épaulais comme je pouvais... Et quand, au matin du quatrième jour, Pietro enfin ouvrit un œil, je crus qu’elle allait mourir là, étouffée dans son espoir. Mais heureusement, elle tint bon ! Pietro n’était pas tiré d’affaire, loin de là, mais il put poser ses beaux yeux bleus sur la frimousse adorable de sa fille, deviner une larme brûlante sur la joue rosie de sa mère et sentir sur ses doigts la main amoureuse de sa femme. Ce fut un moment de grand bonheur.

Mais peu après, on nous expliqua qu'il fallait réopérer Louka, que son état était très instable et que c’était très risqué mais que si on ne faisait rien, il mourrait presque à coup sûr.

Alors une chape de peur s’abattit de nouveau sur nous.

* Si tu t'appelles mélancolie, de Joe Dassin ; in Si tu t'appelles mélancolie, 1974.

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