LXII. Jardin d'hiver

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LXII. Jardin d’hiver*

Le temps s’étire parfois jusqu’à l’immobilisme, comme s’il écoutait Lamartine et suspendait son vol... Et ma journée de travail passa comme une ombre interminable. J’étais nerveuse, inquiète, totalement inefficace professionnellement. Je ne sentais que mon cœur et mes entrailles qui me brûlaient comme des chalumeaux. Je ne pensais qu’à ça, qu'à lui, qu’à elle.

Louka ne prit pourtant que six courtes heures pour réagir à cette lettre. Six heures qui me parurent six siècles. Six heures, quand moi j’avais pris presque trois ans.

Il revint par texto comme un gamin entrebâille une porte.

Louka K. Dos Santos : “C’est arrivé quand ?

Romy Anderson : Le 12 février.

LK : Why did it happen ?

RA : Je ne sais pas. Les médecins n’ont rien trouvé.

LK : Are you okay ? Physiquement, je veux dire ?

RA : Oui, ça va. Je n’ai pas de séquelle.

LK : Good.

RA : How do you feel ?

LK : Quite lost !

RA : Je comprends.

LK : Qu’attends-tu de moi ?

RA : Nothing. Il fallait juste que tu le saches, Louka.

LK : Ok.”

Euh… Et c’est tout ? Je guettai mon écran de téléphone jusqu’au soir, mais il resta noir et silencieux. Moi qui, la nuit précédente, avais trouvé Louka plus posé et plus mature ! J’étais complètement à côté de la plaque. Et puis il avait parlé de “partir pour de bon”, que voulait-il dire ?

J’étais nerveuse, tendue, voire même franchement déçue quand je quittai le bureau pour rentrer chez moi. Je ruminais mes idées sombres comme une machine à café broyant d’innocents grains d’arabica : impitoyablement.

Quand j’arrivai enfin devant mon immeuble, il faisait nuit, j’avais froid et j’étais épuisée. Mon cœur était lourd et glacé dans ma poitrine ; mais soudain, il remonta comme une montagne russe et se changea en une boule de feu mouvante. Car je reconnus, assise par terre sur le seuil, la silhouette recroquevillée de Louka.

- « Hey… What are you doing here ? Tu as loupé ton avion ?

- J’ai changé mon billet. Je voulais te voir, te parler. Mais je ne voulais pas m’imposer chez toi, alors je suis descendu t'attendre ici.

- Bon ; viens, il y a un parc là-bas où on pourra s’asseoir.

- …

- So, you want to talk ?

- Oui… Mais en même temps, I really do not know what to say.

- …

- Comment ça s’est passé, exactement ?

- Eh bien, ma grossesse se déroulait bien, le bébé bougeait beaucoup, je venais de passer ma deuxième échographie et tout était normal. Everything seemed to be alright et puis quelques jours après…

- Quelques jours après ?

- Je me suis réveillée la nuit, j’avais très mal et je perdais du sang. Mon père m’a emmenée à l’hôpital, mais nous savions tous les deux que c’était trop tard. Le bébé était mort.

- And then ?

- Then… J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je me sentais vide, sale, inutile. J’étais couverte de sang et de sueur. Mon cerveau ne pensait pas, mon coeur ne sentait pas. Et puis j’ai dû accoucher, c’était horrible et je regardais la scène comme si ce corps déchiré n’était pas le mien, comme si cette fillette immobile n’était pas la nôtre.

- Where is she now ?

- … In Wyoming ; elle est enterrée avec ma mère.

- Pourquoi tu ne m’as rien dit ? I mean, pourquoi tu ne m’as parlé ni de ta grossesse, ni de ta fausse couche ?

- Je ne sais pas, Louka. J’étais perdue, alors j’ai improvisé en faisant many mistakes ! Tout au début, je n’avais pas le courage de t’appeler : j’avais encore trop mal. Après, je ne savais pas trop comment faire... Comment aurais-tu réagi si je t’avais dit que j'attendais un enfant de toi ?

- Honestly ? Je n’en ai aucune idée ! Mal, certainement.

- Voilà ; eh ben moi aussi, j’ai mal réagi. Tout simplement. Je pensais que j’avais le temps, que je t’en parlerais quand le bébé serait né, qu’il n’avait pas forcément besoin de ton état-civil puisque je serais là pour lui donner du temps, de l’énergie, de l’amour.

- Pas besoin de mon état-civil ? Mais c’est important, l’état-civil. C’est ce qui reste dans les tempêtes. Je suis bien placé pour le savoir.

- Louka, ce que je voulais dire, c’est que je ne t’aurais jamais obligé à rien.

- Well ; d’une certaine manière, tu m’aurais obligé à avoir un enfant...

- What ? Tu ne t’es pas fait prier pour coucher avec moi many times, as far as I remember ! Et je n’ai pas fait exprès de tomber enceinte, figure-toi. Ce sont des choses qui arrivent quand un homme et une femme couchent ensemble, tu ne le savais pas ? Ce n’est pas toi qui as oublié de mettre une capote deux ou trois fois ?

- Si, c’est vrai. Le jour où on était à Girolata… Mais tu m’avais dit que tu prenais la pilule.

- I told you so because I actually did. Mais j’ai eu le mal de mer… Et j’ai vomi ; plusieurs fois. Alors bye bye la pilule. Pile le soir, justement, de nos galipettes à Girolata.

- Oh…

- Je ne t’ai pas piégé, Louka.

- D’accord... Je te crois. Et après, why didn’t you tell me... ?

- Parce que j’avais trop mal.

- …

- ...

- Tu dois quand même me trouver vraiment nul pour n'avoir eu envie de partager avec moi ni ta joie d’attendre ce bébé, ni ta peine de l’avoir perdu... »

Sa voix tremblait fort mais ses yeux restaient secs comme du métal. La fatigue lui mangeait le visage sous la lumière froide des réverbères. On aurait dit un enfant… Mais un enfant sexy comme ça ne devrait pas être permis ! J’avais tellement envie de me blottir dans ses bras, pour le consoler et pour qu’il me console.

Lui aussi, apparemment.

Parce qu’il s’approcha et me serra tout doucement contre sa poitrine, maladroit comme pas deux mais parfaitement mignon.

*Jardin d'hiver, d'Henri Salvador ; in Chambre avec vue, 2000.

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