LXI. Il faut du temps

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LXI. Il faut du temps*

Dear Louka,

Je profite de ton sommeil pour t’écrire, enfin, une chose dont je n’arrive pas à te parler depuis plusieurs années. Je vais te dire la vérité comme on dépose en hâte un colis trop lourd à porter.

Quand j’ai quitté Cargèse, about three years ago, j’étais à bout de forces, à bout de patience, à bout d’amour. Parce que je t‘aimais, Louka. Je te l'ai déjà dit… Mais je te le répète, parce que c’est le point de départ de ce qui s’est passé ensuite. J’aimais tes yeux comme des éclairs de jade, j’aimais tes rires comme des cascades de soleil, j’aimais tes doigts comme des assauts de velours. Je t’aimais, et toi tu ne m’aimais pas. Quelle banalité…

Oh je sais, tu m’aimais bien, je t’ai donné des rires et du plaisir, et peut-être même un peu plus ; mais tu ne m’aimais pas. Sais-tu au moins ce que signifie ce mot ? Je crois que non... Je t’aimais sans plan B, sans harnais de sécurité, sans balise ni compas pour me montrer le cap. Je t’aimais comme on prend un risque, comme on saute dans le vide, comme on tombe à l’eau. Et toi, tu me regardais comme un gamin qui a reçu des Lego sans notice de montage : il s’amuse avec, il bidouille un peu, il trouve ça sympa, mais il ne construira jamais le super vaisseau spatial dessiné sur la boîte.

Je sais bien que tu ne m’avais jamais fait de promesse. Tu ne m’avais parlé ni de fidélité ni de tendresse. Tu ne m’as donc jamais menti et pourtant, tu m’as blessée à un point que tu n’imagines même pas. Nous avons été imprudents, je dis bien “nous” parce que nous étions deux et que nous aurions pu l’un comme l’autre arrêter tout ça avant que ça fasse si mal.

Sans tambour ni trompette, malgré les non-dits et le sexe en catimini, malgré toutes les raisons du monde de ne pas y croire, eh bien j’y ai cru, Louka. J’ai cru à nos discussions sans fard, à nos rires idiots, à nos galipettes en mer, à nos dîners en tête-à-tête, à nos caresses délicieuses, J’ai cru que tout cela dessinait un fil sur lequel nous avancerions pas à pas, quitte à tomber tous les deux. Sauf que je suis tombée toute seule ! Je me suis effondrée ce soir de Corse où dans la nuit moite, je t’ai entendu rentrer avec une autre dans la maison, chuchoter avec une autre dans l’escalier, monter avec une autre jusqu’à ta chambre. Alors mon cœur s’est changé en brique pleine de boue et de fiel.

Je suis partie très vite, lâchement. J’ai planté Mila qui m’aimait si joliment, j’ai planté Chiara qui m’accueillait si gentiment. Je n’étais plus qu’une gamine qui venait de se prendre une claque gigantesque ! Alors je me suis enfuie. Je n’ai su ni te dire au revoir, ni te parler. J’étais éteinte, genre vieux volcan qui ne crache plus que des cendres.

Pourtant j’ai retrouvé la vie, parce que sans le savoir, je la portais au fond de mes entrailles : une vie qui n’était pas la mienne mais pour laquelle j’aurais donné tout mon être. Voilà, Louka, ce que je te cache depuis tout ce temps : quelques semaines après avoir quitté Cargèse, j’ai découvert que j’étais enceinte. De toi, oui, est-il vraiment utile que je te le précise ? Il n’y avait que toi, dans mon cœur comme dans mon lit.

J’étais enceinte, mais nous n’avons pas d’enfant… J’ai perdu mon bébé, I mean notre bébé, à un peu plus de cinq mois de grossesse. C’était une petite fille. J’avais passé des mois à rêver d’elle, de son petit visage plein de vie et de Nutella. Je l’imaginais blonde aux yeux noirs comme un champ de blé un peu trop mûr, ou bien brune aux yeux verts comme deux olives méditerranéennes… Mais tout s’est cassé net. A qui aurait-elle ressemblé ? Nous ne le saurons jamais. Je ne garde comme images qu’une échographie assez floue, que je te montrerai si tu le souhaites, et son petit corps bleui que j’ai vainement tenté de réchauffer dans mes bras avant qu’on ne l’emporte loin de moi pour toujours.

Je me demande ce que tu peux penser en lisant ces lignes ? Peut-être que tu m’en veux… Ou bien peut-être que tu t’en fous, who knows ! Pardonne-moi, Louka, d’avoir gardé ce grand bonheur et ce terrible malheur pour moi toute seule pendant si longtemps. J’ai eu tort de ne pas t’en parler, mais je n’ai pas su faire autrement. Sache en tout cas que rien n'était calculé : je te jure qu’en quittant Cargèse, je ne savais pas que j’étais enceinte.

Take care,

Romy

*Il faut du temps, de Pascal Obispo ; in Superflu, 1996.

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