LIX. Savoir aimer

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LIX. Savoir aimer*

New York par un beau soir de janvier ; la vie était à la fois cristalline et bouillonnante comme un smoothie glacé. Seule dans la nuit froide, je m’étais roulée dans un plaid sur mon canapé, bouquin dans une main, tisane dans l’autre.

Je sursautai comme une folle quand la sonnette retentit vers minuit. Je maudis l’importun qui se pointait à une heure pareille ! Et je fus surprise de voir, dans le visiophone, le petit visage tout triste de Mila, boudeuse, gelée, presque bleue. Elle entra pleine de larmes et de colère, ses yeux étaient durs comme des cristaux de neige, ses lèvres tremblaient comme deux roses dans la tempête.

Elle s’assit comme un arc, blottie dans son informe doudoune rose ; je lui donnai mon plaid, une tisane, un baiser. Je la trouvai si jolie sous l’or doux de mes bougies, avec son visage d’ange buté et ses yeux mouillés ! J’attendis quelques minutes dans le silence nocturne de mon salon jusqu’à ce qu’enfin, elle daigne lâcher un mot.

- « Louka…

- Louka, what ?

- …

- Mila, dis-moi ce qui s'est passé. Il a eu un accident ?

- Mais non ! Il est en pleine forme. Mais je le déteste.

- Really ?

- Oui. Je ne veux plus jamais le voir.

- Allons bon… Et pourquoi ?

- Il n’est plus mon frère.

- Rien que ça ! Que s’est-il passé ?

- …

- Ton père sait au moins que tu es ici ?

-...

- I see ; bon, tu peux rester autant que tu veux, mais je vais le prévenir, il doit être mort d’inquiétude ! C’est dangereux de te promener toute seule en pleine nuit ! Et tu vas te rendre malade avec ce froid, regarde comme tu trembles… What a hell happened ?

- Louka, il est à New York.

- Et ça ne te fait pas plaisir de le voir ?

- Si ! Enfin non. Il a débarqué chez Dad, avec son air de déterré habituel parce qu’il ne dort jamais dans l’avion, bref, il nous a cuisiné des pâtes à la carbonara, c’était bon, et puis il a dit qu’il avait besoin de me parler.

- Et ?

- Et tout d’un coup, il m’a raconté son enfance au Maroc, la plage dorée sous les rouleaux des vagues, la maison blanche en face de l’océan, et la femme de son père qui lui faisait des gâteaux aux amandes et qu’il appelait Mama. Il m’a dit comme ça, que ma mère n’était pas sa mère, qu’elle ne l’avait jamais aimé, qu’il n’avait jamais vraiment été son fils, and so on. Voilà.

- Waouh… Mais Mila, je ne comprends pas bien pourquoi tu réagis comme ça ? Et… Wait a second, qui sonne encore à cette heure-ci ? »

C’était son père évidemment, rose d’inquiétude, qui avait accouru pour retrouver sa fille chérie ; et Louka, blanc de peur, traumatique à souhait, que j’envoyai fissa se réfugier dans ma chambre parce que Mila s’était mise à brailler qu’elle ne voulait pas le voir. La conversation continua donc à trois voix.

« - My sweetheart ! Qu’est-ce qui t’a pris ? Are you alright ? Ne me refais jamais ça ! Sinon...

- Sinon quoi, Dad ? Tu vas m’enfermer ? Me priver de dessert ou de télé ?

- Je ne veux pas que tu traînes dehors ni que tu disparaisses sans prévenir ; mais on en reparlera plus tard. D’abord, explique-toi, Mila… Pourquoi tu es partie comme ça ?

- A cause de Louka.

- What about Louka ? C’est cette histoire de Maroc qui te bouleverse à ce point ? Why ?

- Because il est méchant with Mom... Il n’a pas arrêté de me dire qu’elle n’était pas sa mère. Il ne m’aime plus. Je ne veux plus jamais le voir. S’il n’est plus le fils de Maman, alors il n’est plus mon frère ! Qu’il aille se faire voir. Tant qu’il sera là, je ne reviendrai pas.

- D’abord, my dear, tu n’as pas le choix : je suis ton père et tu es mineure, donc tu vas rentrer avec moi à la maison. Ensuite, j’accueille qui je veux, a fortiori le fils de ma femme qui, que tu le veuilles ou non, restera toujours ton frère. Ou ton demi-frère, si tu préfères.

- Mais il n’est pas le fils de ta femme ! Il n’aime que l’autre… La Marocaine.

- Mila, je t’interdis de parler sur ce ton.

- Je m’en fiche. Je la déteste ! Elle a volé son fils à Maman.

- Mila, intervins-je, would you listen to me for a minute ?

- Go ahead, Romy.

- Pourquoi ça te touche tellement, cette histoire ?

- …

- Moi, j’ai l’impression que tu as très peur de le perdre, ton Louka adoré. Parce que tu l’aimes très fort depuis toujours. Parce qu’il a toujours été là pour toi.

- Et alors ?

- Alors... Do you know who has always been there for him ; for Louka ?

- Moi !

- D’accord, mais avant, quand il était petit ?

- …

- See, tu n’oses même pas répondre.

- I know que Maman ne s’est pas beaucoup occupée de lui. Mais ce n’était pas de sa faute, elle travaillait beaucoup, et puis elle était séparée de son père, c’était compliqué…

- Once a year, Mila. She saw him once a year. Et qui était là pendant les 364 jours restants ?

- …

- Il ne t’en avait jamais parlé avant, c’est ça ? Du Maroc, de son père ? De Malika ?

- Non, jamais.

- Peut-être qu’il ne voulait pas te blesser… Et puis tout ça lui fait encore mal, très mal.

- Romy, s'étonna Thomas, je ne te savais pas si au courant des états d’âme de Louka ?

- Well… We talked, once or twice…

- Pardon, je ne voulais pas t’interrompre ; continue, je t’en prie, puisque cette petite tête-de-mule a l’air de t’écouter !

- Mila, tu crois que c’est avec du sang et des papiers qu’on devient frère et soeur ? Non. C’est avec du temps et de l’amour. Tu aimes Louka très fort, même si ce soir tu clames le contraire, parce qu’il t’a lu des histoires du soir, parce qu’il a souri à tes rêves d’enfant, parce qu’il a traversé dix fois l’Atlantique juste pour ton anniversaire… He is your brother, Mila ; he always will be. Because he loves you. Nothing will change that.

- Mais pourquoi il dit comme ça que Mom n’était pas sa mère ? C’est comme s’il voulait l’effacer… Elle est morte, Romy, pourquoi lui faire ça maintenant ?

- Je crois que ça n’a rien à voir avec elle ; ni avec toi… Tu as déjà pensé à ce que ça avait pu être pour lui, alors qu’il avait l’âge que tu as aujourd’hui, de perdre en même temps son pays, sa maison, son école, ses copains, et celle qui l’avait élevé depuis toujours… ?

- Oui ; surtout que son papa est mort juste après... Mais il n’en parle jamais. Et puis ce n’est pas de ma faute, tout ça.

- Of course not. Mais ce n’est pas de sa faute à lui non plus ! Tu ne crois pas que si aujourd'hui, il essaie de réparer un peu tout ça, tu devrais plutôt l’aider ? L’aimer ?

- Mais je l’aime, évidemment… Tu le sais bien. Mais l’aider, je ne peux pas. Je ne peux pas l’aider à remplacer ma mère par une autre mère.

- My dear, si ta mère avait vraiment joué son rôle, personne n’aurait jamais pu prendre sa place. Si quelqu’un a dû la remplacer, c’est parce qu’elle n’était pas là ! Mila, il faut que tu acceptes ça.
- Que j’accepte quoi ?

- Que tu acceptes que ta Maman, il y a très longtemps, ait abandonné Louka.

- …

- Maintenant my sweet girl, tu vas rentrer avec ton Papa. Tu vas manger quelque chose et dormir un bon coup. Et quand tu seras prête, tu discuteras avec ton frère. D’accord ?

- D’accord.

- Et peut-être qu’un jour, Louka t’emmènera au Maroc et te racontera toute son histoire… Mais en attendant, au lit ! Tu veux que j’aille le chercher pour lui dire au revoir ?

- Non… Dis-lui juste goodnight pour moi. Dis-lui que je l’appellerai. »

*Savoir aimer, de Florent Pagny ; in Savoir aimer, 1997.

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