L. Debout les gars

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L. Debout les gars*

Les cinq ou six mois qui suivirent ma fausse couche furent comme rayés de la carte. J’étais lessivée, absente, anesthésiée. La vie me glissait tout autour sans m’atteindre. Je ne ressentais rien, ni la perte de mon bébé, ni la sollicitude discrète de mon père, ni l’inquiétude étonnée de mes amis qui ne savaient rien mais qui sentaient tout. Personne ou presque, n’avait su que j’étais enceinte. Personne ou presque ne sut que je ne l’étais plus…

Mon père fut doux et imparfait, prévenant, adorable, et pourtant impuissant à me consoler de ce vide qui m’envahissait chaque jour un peu plus. Ingrid était énergique, debout, agaçante à force de regarder devant quand je ne pouvais que ressasser sans fin ni faim l’absence de mon enfant. Tous les deux ne se connaissaient pas, mais sans le faire exprès, ils furent assez complémentaires dans leur gestion de crise !

Tantôt consolée, tantôt secouée, je traversai sans les voir quelques semaines et mois. J’habitais toujours chez mon père, aux pieds de nos magnifiques montagnes où, à part quelques personnes âgées à garder, quelques tâches administratives à remplir, je n’avais aucune chance de trouver un job. Aucun homme ne m’avait approchée depuis que les mains et la chaleur de Louka s’étaient éteintes. Je mangeais peu, mais mal, j’avais sur le ventre et les cuisses quelques échantillons de gras dont je me serais bien passée… Pas une fois je n’avais croisé les néons d’une salle de sport... Et chaque matin, le vieux miroir dépoli du patio paternel me renvoyait une image de plus en plus terne. Je n’étais plus que tristesse, insomnies et fringues informes.

C’est au Docteur Jones que revint le privilège de me secouer les puces. C’était un soir d’automne, j’avais un teint de citrouille et une énergie de feuille morte. Et je reçus en guise de prescription médicale une improbable tirade sur la fatalité, la féminité, l’amour, l’injustice de la vie, la place des femmes… C’était clair, net, précis, infiniment bienveillant mais gentiment impératif : move your ass, girl !

Je décidai donc de ramer, comme tout le monde, mais un peu plus fort. Je commençai par le plus facile, et acceptai l’invitation à dîner d’un gentil collègue de la bibliothèque où je travaillais un samedi sur deux. Il était doux, attentionné, avec un sourire franc et des beaux yeux noirs. Il ne s’arrêta ni à mes kilos surnuméraires, ni à mes vergetures et pendant quelques semaines, il me rendit la vie plus légère. Il n’y avait ni enjeu ni avenir : juste du présent et du plaisir. J’en profitai pour me racheter quelques habits, des trucs de fille un peu jolis, et pour oser enfin demander au coiffeur de me faire une coupe courte un peu stylée… Exit mon éternelle queue de cheval !

Puis sur un malentendu, je finis par trouver un job, un vrai, dans les bureaux du journal du coin. Et j’eus enfin de nouveau une vie ! Même si Louka n’en faisait plus partie.

Mila, étonnamment, me parlait peu de son frère ; elle m’envoyait régulièrement des mails, des textos, des images de sa frimousse avec des moustaches de chat ou des oreilles de lapin. Elle me racontait ses résultats scolaires, ses cours de gymnastique, ses voyages avec son père… Une seule fois elle m’envoya une photo d’elle devant la Tour Eiffel, Louka la tenait par l’épaule, il portait son pull gris que j’aimais bien, celui avec un col en V qui me donnait envie de glisser la main dessous... Cette photo me mit bien la boule au ventre quelques jours, mais ce fut tout. J’étais guérie.

L’hiver suivant, je revins m’installer à New York ; Manhattan était glacée, j’avais le bout du nez rouge comme une flambée ardente et les doigts gelés comme autant de Misters Freeze. Mais j’étais heureuse de retrouver l’anonymat et l’énergie de cette ville infinie.

Je sous-louai un petit appartement dans le quartier de Brooklyn, avec une jolie vue, une vraie cuisine et comble du luxe, une salle de bain rien que pour moi. Au départ, ma renaissance ressembla surtout à un vaste camping désorganisé, entre cartons entassés et paperasses à remplir, mais je me sentis rapidement parfaitement chez moi.

Je fis un retour triomphal au City Hall, j’avais décroché un contrat de six mois et demi pour remplacer le congé maternité de la Conseillère du Maire chargée des relations avec les administrés. J’étais fière comme Artaban, et ravie de retrouver ma ville si verticale.

Je revis Mila le lendemain de mon arrivée. Elle avait grandi, elle était si jolie avec ses cheveux d’or et son infinie confiance au fond des yeux ! J’avais peur de ses questions ; mais j’avais tort, elle n’évoqua ni la Corse, ni mon départ bizarre, ni mon absence récente. Et je pus sans hésiter reprendre avec elle le fil de notre complicité. Avec un seul tabou : Louka.

Car au milieu de tout cela perdurait encore un silence dont je n’étais pas fière et dans lequel pourtant, je m’enfermais chaque jour davantage… J’étais dans une cage dont je ne trouvais plus la clé. Je savais que je ne pouvais pas continuer ainsi, mais chaque semaine qui passait aggravait mon cas sans que je réagisse.

Pourtant à deux reprises, mes anges gardiens tentèrent de me rappeler à l’ordre.

*Debout les gars, de Hugues Aufray ; in Debout les gars, 1964.

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