XLII. Pleure pas Boulou

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XLII. Pleure pas Boulou*

- « Tu es allé où ?

- A Essaouira ; tu le sais bien.

- Et ça ne t’a fait plaisir d’y retourner ?

- Si, bien sûr ; mais je suis un étranger maintenant, dans ma propre ville. Je n’ai rien reconnu, à part les remparts et l’océan ! Je cherchais mes mots en arabe, c’était une drôle de sensation… J’avais honte et j’avais mal. J’avais peur, aussi.

- Tu n’as pas beaucoup parlé arabe ces dernières années, Louka… Mais ça reviendra. Di cosa hai paura ?

- J’avais peur de ce que j’allais trouver. Peur du vide autour de moi. Peur de l’absence qui avait fondu sur ma maison comme la nuit tombe sur un soir d’hiver.

- Et ?

- C’était étrange. Pas de bruit, pas d’odeur, pas de mouvement. Tout était fermé. Alors que quand j’étais petit, tout était toujours ouvert… C’était glauque et poussiéreux. Je me suis senti mal, j’avais une nausée carabinée, mon estomac pesait comme une brique. Pas de trace de Malika. J’ai sonné, j’ai attendu. Personne. J’avais toujours ma clé, tu sais, mais je n’ai pas osé entrer. Alors je suis allé sur les remparts pour regarder l’océan… Et j’ai appelé Pietro.

- Et comme d’habitude, il a sauté dans un avion pour venir à ta rescousse.

- Oui… En l’attendant, je me suis caché dans mon petit appartement en ville. J'étais comme enroulé dans les vagues de mon enfance et surtout, surtout, dans ma langue maternelle qui me prenait dans ses bras et me secouait tellement fort ! Pietro m’a secoué aussi, quand il est arrivé. On est retournés à la maison, c’est lui qui a ouvert parce que ma main tremblait trop fort pour trouver la serrure... Tout a été refait, je n’ai pas reconnu grand chose, à part les photos sur les murs. Il reste des meubles, des livres et d’autres trucs, mais la maison a l’air abandonnée, désertée. J’ai respiré un grand coup et je suis monté dans ma chambre. Tout était encore là, toutes mes affaires, mais tout était figé comme sous un voile de deuil.

- Tu trembles, Louka…

- Je sais ! J’ai ouvert les volets, je voulais respirer la vue de mon enfance, le bleu si pur du ciel et celui plus profond de l’océan. Et là, à la lumière du jour qui a soudain envahi la chambre, j’ai vu trôner sur mon lit mes deux vieux doudous : un dauphin et un chameau.

- Bien sûr ! Mayol et Jmâal.

- Exactement… Quelle mémoire !

- Tu les traînais partout quand tu étais petit, y compris ici, pour les vacances.

- C’est vrai.

- Mais… Tu ne les avais pas emportés en quittant le Maroc ?

- Non ; je les avais laissés à la maison pour que Mama ne soit pas toute seule.

- Tu étais mignon ! …

- J’étais gamin, surtout.

- Bon. Donc tu retrouves Mayol et Jmâal ; et ?

- Sous leurs petites pattes, contre l’oreiller, il y avait une enveloppe avec mon prénom, qui semblait attendre là depuis des siècles.

- Un mot de Malika ?

- Une lettre de mon père… Je l’ai prise sans la lire, j’ai rejoint Pietro en bas et nous sommes rentrés à l’appartement.

- Mais tu n’as pas laissé un message ou un truc pour Malika ?

- Non ; elle n’habite visiblement plus là-bas depuis des mois, à quoi ça aurait servi ?... Et puis j’avais juste besoin de sortir très vite de ce riad-mausolée.

- Tu as au moins emporté Mayol et Jmâal ?

- Non.

- Allez, avoue...

- Seulement Mayol !

- J’en étais sûre ! Tu as bien fait… Tu sais que c’est moi qui te l’avais offert ?

- Oui. Tu l’avais acheté sur le ferry entre Bastia et Piombino et tu me l’as donné à Rome, sur le tournage de "L'amore e la fine". Mon père a dû me le dire dix fois, et toi au moins mille !

- Va bene, je radote. Et alors, cette lettre de Luís ?

- Je ne l’ai ouverte que quelques jours plus tard, après que Pietro soit reparti. C’est sa dernière lettre, Chiara. Il l’a écrite juste avant la fin… Pour la lire, je suis allé m’asseoir tout seul comme un con sur la plage. Le soleil se couchait entre les embruns, les vagues étaient rondes et longues, la médina devenait sombre sur le ciel de feu… C’était grandiose comme quand j’étais môme. J’avais sous les yeux toute la beauté du monde, de mon ancien monde, et dans la main cette lettre noire et morne comme sa mort. Je l’ai lue et relue. J’ai vomi toute la nuit tellement j’avais mal ! Je suis resté complètement amorphe, comme éteint dans le soir malgré l’iode et les étoiles tout autour.

- Et après, caro mio ?

- J’ai veillé jusqu’au matin. L’air sentait la cannelle et la fleur d’oranger mais il me déchirait les poumons. Je n’arrivais pas à respirer, j’avais une enclume sur la poitrine et une vrille dans la gorge. J’ai lutté contre le sommeil jusqu’au bout de mes forces… Puis je suis rentré et j’ai dormi 20 heures d’affilée. A mon réveil, j’avais des courbatures partout, des yeux gonflés de koala, les derniers mots de mon père brûlaient mes doigts comme de tristes veilleuses.

- Ah… C’est donc cette lettre qui te reste sur l’estomac depuis des mois ?

- … C’est idiot, et difficile à expliquer… Je sais depuis des années qu’il s’est suicidé, mais j’ai toujours gardé ça à distance. Comme si ce n’était pas réel. Comme si ce n’était pas lui… Et là paf ! Je me suis tout pris en plein figure. Son mal-être, sa souffrance, son désamour pour lui-même. Ses blessures infinies, inconsolables, inconsolées… Papa était malheureux comme les pierres, malheureux comme la mort qu’il s’est donnée.

- Oui, Louka mio... Il n’était que lumière sous les projecteurs mais par moments, hors champ, sa tristesse était si forte qu’elle balayait tout, qu’elle noircissait tout.

- Exactement. Et le pire, c’est que quelque part, je le savais… Je l’ai toujours su, même si je ne me doutais pas qu’il était fragile à ce point, fragile au point de se tuer. Je l’avais sous les yeux, sous le nez, tout près, tout le temps ; quand il me tenait la main ou m’emmenait à la plage, il marchait toujours comme sur un fil, un tout petit fil… Je l’aimais, Chiara. Mais je n’avais pas compris.

- Tu n’étais qu’un enfant, caro mio… Moi non plus, je n’ai rien su faire. Pourtant moi aussi, je l’aimais ! Mais je n’avais pas vu à quel point il ne s’aimait pas… Et puis vous étiez là, Malika et toi : elle était tellement solide… Solide pour eux deux, pour vous trois, avec ses yeux de tourmaline et ses rires de cristal. Pour elle, pour vous, Luís avait construit une jolie vie, avec du soleil et de la bienveillance. Grâce à vous, il tenait bon. J’ai cru qu’il tiendrait toujours… Et j’ai eu tort.

- Il t’avait raconté son… enfance ?

- Oui et non. Il m’en a un peu parlé, mais sans donner de détails.

- …

- C’est ça que tu as lu dans cette lettre ?

- Oui.

- Je suis désolée, Louka.

- Comment il a pu survivre à tout ça ?

- Je n’en sais rien. Mais je sais que ça pesait lourd, très lourd, sur ses épaules et sur son cœur. Il se traitait de “petite pute”. Il avait mal. Et il avait honte.

- …

- Et toi ?

- Moi ? J’ai mal, oui, mais je n’ai pas honte ! Honte de quoi ? D’être un fils de pute ? J’étais déjà un petit-fils de pute, et un fils d’assassin, alors il y a longtemps que j’ai dépassé la honte, crois-moi ! Au contraire, je suis fier de lui, et si c’était possible, je l’aimerais encore plus qu’avant. Je ne suis pas fier qu’il ait tué quelqu’un, ça non ! Mais je suis fier qu’il soit resté debout aussi longtemps, malgré toute cette boue. Fier qu’il m’ait tenu la main sans trembler, malgré toute cette honte. Fier qu’il m’ait appris le miel et le soleil, malgré toute cette haine.

- Tu as raison, Louka. Io, sono fiera di te, ragazzo !

- Ma ! Tu as vraiment cru que j’aurais honte de lui ?

- Non ; mais je suis quand même heureuse de te l’entendre dire. Donc puisque ce n’est pas la honte qui t’étouffe depuis des semaines, vas-tu enfin me dire ce que c’est ? Les souffrances et les secrets de ton père, d’accord, mais il doit bien y avoir autre chose pour que ça te ronge à ce point, Louka mio.

- C’est parce que je me demande…

- Oui ?

- Eh bien, je me demande si j’aurais pu être autrement, être mieux, enfin je n’en sais rien… Pour qu’il soit plus heureux. Pour qu’il ait envie de rester en vie malgré toutes ces horreurs ?

- ... Ne crois pas ça. Jamais. Il t’aimait de toutes ses forces. Il avait de l’or dans ses yeux noirs quand il parlait de toi, il était fier de toi, il aurait tout donné pour toi. Tu étais sa joie comme tu étais sa force.

- Mais alors pourquoi il m’a abandonné comme ça ? »

*Pleure pas Boulou, de Pierre Bachelet ; in Quelque part... c'est toujours ailleurs, 1989.

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