XLI. La solitudine

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XLI. La solitudine*

Vendredi soir. La Corse ruisselait sous une pluie diluvienne qui rinçait le ciel, le maquis, les étoiles. L’air sentait la tourbe et la myrte. Le salon était clos et sec comme un cocon. Louka et Pietro, assis en tailleur sur le tapis, visiblement épuisés, jouaient au Monopoly avec Mila, toute fière de les avoir pour elle toute seule.

Chiara trônait en impératrice absolue dans sa cuisine tout juste refaite. Nouvelles couleurs, nouveau mobilier, nouvelle gazinière : pour fêter ça, elle avait entrepris de nous faire goûter un plat sarde, des culurgiones, sortes de gros raviolis dodus fourrés à la pomme de terre et au pecorino. Des effluves prometteuses s’épanchaient dans toute la maison et nous caressaient narines et babines.

Perchée sur un tabouret haut passablement instable, savourant d’une main la senteur de l’air et de l’autre la fraîcheur d’un verre de porto, je suivais d’un œil tous ces alléchants préparatifs tout en parcourant distraitement le programme télé du jour.

- « Tiens, ils passent "En scène !" ce soir.

- Encore ? Ils le passent tous les ans ou presque…

- C’est vrai. J’aime ce film, quand j‘étais petite je le regardais souvent avec ma mère, elle le connaissait par coeur… Si elle avait su qu’un jour, je dirais cela à Chiara Battisti en personne ! Vous pouvez être fière d’avoir écrit et réalisé un tel chef d'œuvre.

- Grazie mille... Je tiens à ce film, c’est vrai. J’ai fait le tour du monde grâce à lui, pendant des mois, avec Luís… C’était notre premier tournage international, celui sur lequel j’ai vraiment compris que j’avais devant moi le meilleur acteur de sa génération. Son jeu avait tellement de force que sa beauté en devenait timide... De tous les rôles que j’ai écrits pour lui, Louis est celui qui lui ressemble le plus. Le seul à qui j’ai donné son prénom, d’ailleurs… Alors c’est celui qui me fait le plus mal. Depuis la mort de Luís, je ne l’ai plus jamais regardé.

- Je comprends : pour moi aussi, ce film réveille un fantôme : un fantôme qui me manque et qui me porte à la fois... Mais c’est un bon souvenir, qui parle de ma Maman, des Noëls dans le Wyoming, du silence de la neige qui tombe sur l’immensité pendant que le feu ronronne dans la cheminée.

- Si tu as envie de le revoir ce soir, ne te gêne pas pour moi.

- Pourquoi pas… J’aime bien l’idée de le regarder avec Mila comme ma mère le faisait avec moi. Mais... Louka ?

- Personne ne l’oblige à regarder s’il ne veut pas voir… Fais comme chez toi, Romy. La mia casa è la tua casa. En attendant, dînons ! Les culurgiones, ça n’attend pas. »

Elle battit le rappel des troupes et nous convergeâmes tous autour de la table. Pietro se servit une avalanche de culurgiones qu’il engloutit en deux minutes. Mila se resservit trois fois comme si elle n’avait rien mangé depuis une semaine. Je me dépêchai d’avaler ma part, parce que c’était très bon et parce que je ne voulais pas louper le début du film. Chiara se servit modérément et savoura lentement chaque bouchée. Louka regarda pendant une heure son assiette dans le blanc des yeux, assiette à laquelle il ne toucha pas.

Puis je quittai la table et traversai l’interminable salon pour m’installer dans le canapé ; Mila me suivit, Pietro monta dans sa chambre passer un coup de fil. Et Louka resta là, planté sous le regard désapprobateur de Chiara mais visiblement incapable d’avaler un gramme.

Du coin de l’oeil, je le sentis sursauter quand le film commença. La scène d’ouverture était insupportable : c’était l’enterrement du héros, l’enterrement de son propre père… Ses yeux quittèrent l’écran, esquivèrent son assiette, et finirent par se cramponner timidement au regard de Chiara. Elle l’attrapa au vol et pendant quelques minutes, mes oreilles s’invitèrent en douce à la table de leur conversation.

« - Je sais, Louka. C’est difficile de le regarder.

- Je ne le regarde pas…

- Tu ne le regardes pas, mais tu le vois !

- Oui… Comment tu faisais pour qu’il joue si bien ?

- Je n’avais rien à faire ; tout venait de lui, des émotions qu’il absorbait et qu’il restituait encore plus fortes, encore plus belles. Je n’ai jamais retrouvé un acteur capable de faire cela.

- ...

- Caro mio, mangia, per favore… Tu aimes les culurgiones d’habitude ?

- Non ho fame.

- Louka…

- Oui ?

- Tu sais, il y a mille et une choses que tu peux emprunter à ton père. Prends tout ce que tu veux. Prends son rire comme un éclair dans un orage, prends sa bienveillance comme une veilleuse dans la tempête, prends ses doutes comme autant de glissades qu’il ne maîtrisait pas. Mais son espèce d’anorexie, vraiment, ce n’est pas la peine. Elle était son ennemi, dès qu’il baissait la garde elle lui sautait dessus.

- Il n’était pas anorexique… Et je ne suis pas anorexique.

- Peut-être, mais ça te tourne autour comme ça lui tournait autour ; quand ça ne va pas, tu ne manges rien. Et ça peut durer des mois ! Tu vas finir par te rendre malade… Pardon de me mêler de ce qui ne me regarde pas, ma non capisco. Tu as été blessé d’apprendre que Natalia avait caché ces lettres, lo so. Et tu as été déçu de ne pas retrouver Malika, je le sais aussi. Mais non capisco perché tu vas si mal. Elle t’a manqué en silence pendant des années ; pourtant tu es resté debout. Et c’est maintenant que tu t’effondres ? Pourquoi ? Aiutami, caro mio. Ça s’est mal passé au Maroc ?

- …

- Louka, réponds-moi, bordel !

- Ne t’énerve pas… Je n’ai pas faim, c’est tout.

- Pourquoi tu n’as pas faim ?

- Je ne sais pas.

- Depuis quand tu n’as plus faim ?

- Je ne sais plus.

- Cuore mio, tu ne peux pas continuer comme ça. Je n’ai pas pris soin de toi pendant dix ans pour te regarder tout bousiller, tout éteindre comme cela. J’en ai marre ! Tu m’entends ?

- , je t’entends très bien, tu cries assez fort pour ça !

- Je crie parce que je ne sais plus quoi faire. Non, tais-toi ! Si c’est de nouveau pour me lancer à la figure que je ne suis pas ta mère…

- Tu me ressors encore cette histoire ! Chiara, je ne t’ai dit ça qu’une fois, une seule fois, il y a des lustres. J’ai eu tort de le faire, c’était con, c’était nul, lo so. Mais je me suis excusé plus de cent fois ! Et ma pauvre joue ne risque pas d’oublier la gigantesque claque que tu m’as mise ce jour-là.

- Tu l’avais bien méritée ! Je ne veux plus jamais entendre ça. Non sono tua madre, mais tu manges à ma table depuis des années. Non sono tua madre, mais tu n’as pas d’autre maison que la mienne. Non sono tua madre, mais je t’ai tout donné comme à mon fils. Non sono tua madre, mais je ne supporte pas de te voir comme ça ! Parle-moi, Louka, s'il te plaît…

- Chiara, ce n’est pas la peine de te mettre dans tous tes états, je suis fatigué, questo è tutto.

- Non, ce n’est pas tout. Je le sais. Je le sens.

- …

- Louka, je veux savoir ce qui s’est passé au Maroc.

- …

- Fissa !

- Bon, si tu te mets même à parler arabe… Mais arrête de crier ! Que veux-tu savoir ? »

*La solitudine, de Laura Pausini ; single, 1993.

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