XL. Les crayons de couleur

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XL. Les crayons de couleur*

Le lendemain fut un beau jour tout simple. Chiara et son fils partirent dès le matin chez des amis à Calvi. Louka emmena Mila passer la journée à la plage de Chiuni. Je restai donc seule maîtresse de la maison de Cargèse, et passai des heures sur la terrasse, au creux d’un parasol, bouquin en main, rêves en tête, pieds en éventail.

J’avais devant moi une semaine de presque-vacances ; car si les garçons ne travaillaient pas à l’école de voile, Mila y était inscrite pour un stage de dériveur de 5 jours. Je devais la conduire le matin et la récupérer le soir, mais entre les deux, j’avais quartier libre ! Pietro avait bien essayé de m’embaucher pour repeindre le salon et autres réjouissances mais Chiara l’avait illico stoppé dans son élan en rappelant que je n’étais pas là pour ça. Je décidai donc de couper la poire en deux : j’aidais le matin, et glandais l’après-midi.

Chiara était un chef de chantier redoutable. Elle connaissait son affaire, ne se trompait jamais dans les choix des teintes ou des matériaux, et menait à la baguette ses deux ouvriers bénévoles plus ou moins consentants. Pietro était adroit, patient, efficace, tandis que Louka était lent, râleur, méticuleux. Chiara les houspillait gentiment, utilisant les qualités de l’un ou de l’autre au gré de ses travaux.

Ce fut d’abord le grand chambardement, pour déplacer et/ou protéger les meubles. Puis le mardi matin, les choses sérieuses commencèrent. Pietro fut assigné à la plomberie, tandis que Louka et moi héritâmes d’une mission bien plus rigolote : repeindre le mobilier de jardin. En gros, le jeu consistait d’abord à poncer toutes les tables et chaises métalliques dispatchées sur la terrasse, puis à se mettre en maillot de bain pour tout badigeonner à la bombe avec plein de couleurs vives. Évidemment, les peintres furent rapidement presque aussi peinturlurés que leurs victimes !

Nous étions seuls dehors dans les torpeurs de l’été. Louka était schtroumpf, j’étais pivoine ; mais assez rapidement, il eut du rouge sur le visage et la nuque, tandis que j’arborai du bleu sur le sein gauche... Il m’embrassa comme un gamin, caché dans un coin, en vérifiant bien que personne ne pouvait nous voir. Au fil de nos caresses, le rouge et le bleu gagnèrent du terrain sur l’une et l’autre peaux. La peinture était douce, fluide, et son corps était une bien jolie toile ! Ma vertu fut finalement sauvée par la voix de Pietro appelant “Louka ! Per favore, vieni !”. Je respirai comme à regret et regardai Louka, coquin comme tout, plus violet que bleu, se sauver vers la cuisine.

Un peu plus tard, une fois repeinte la dernière chaise, j’entrai dans la salle de bains sous les sifflets moqueurs de Pietro. J’eus un fou rire en me voyant dans la glace, je ressemblais à de l’art abstrait d’un nouveau genre… Je passai une bonne demi-heure à m’astiquer dans tous les coins puis rejoignis les garçons à la cuisine. Ils se disputaient gaiement autour d’un tuyau récalcitrant. Pietro était à trois pattes sous l’évier, il avait en main une espèce de clé à molette et donnait des instructions en italien. Louka était accroupi juste à côté, il s’était plus ou moins rincé au tuyau d’arrosage, mais il restait quelques traces de peinture partout où mes mains avaient pu avoir accès… Il me regardait en silence, ses yeux brillaient comme deux émeraudes dans un écrin de velours mauve bizarrement zébré. Je lui souris, puis entrepris de transporter sur la terrasse tout ce qui était nécessaire à un pique-nique en bonne et due forme. En repassant devant eux, les bras encombrés d’un plateau plein de calories, j’entendis Pietro râler sur le manque de concentration de son assistant, puis ajouter à haute voix « È incredibile, vous avez fini avec essatamente la même couleur… »

Je rougis comme une andouille ; Louka fit la sourde oreille et fila prendre une vraie douche ; Pietro me regarda bien en face, la bouche en cœur, le sourcil en virgule, l'œil en filou. Puis il me sourit de toutes ses dents blanches, se lava les mains et vint m’aider à mettre la table sans autre forme de commentaire.

Après le repas, je laissai les garçons seuls face à l’adversité de leurs travaux et partis à Chiuni profiter de la plage. J’avais rendez-vous là-bas avec Ingrid pour profiter d’une après-midi 100% filles : papote, baignade, puis manucure et mojitos à Cargèse.

Ingrid repartait quelques jours plus tard, et ne parlait que de sa tristesse de délaisser ainsi “son” Pietro. Elle était têtue et volubile, elle était fine et franche ; elle allait me manquer ! Je le lui dis, elle me sourit et le temps fila doucement de rires en confidences.

Vers 17h, Pietro nous rejoignit au bar du Club Med ; il était beau avec sa chemise blanche, sa peau brune et son grand sourire.

« - Pietro ! You look great.

- Merci ! Mais n’en fais pas trop côté compliments, je ne veux pas avoir de problème avec mon meilleur ami.

- Your meilleur ami would not care.

- Elle a raison en plus, tu es très beau…

- Waouh... J’ai bien fait de venir ! Vous êtes sûres que c’est votre premier verre, les filles ?

- Absolutely ! Et ce sera le seul car je dois récupérer Mila dans une heure.

- Et moi, je t’attendais pour commander le deuxième.

- Ok Ingrid, celui-là je te l’offre.

- Merci… Louka n’est pas avec toi ?

- Il n’a pas fini ses travaux… Ce n’est pas son truc, le bricolage, alors il s’énerve et il met des heures sur le moindre petit truc. Il doit être en pleine engueulade avec ma mère et dans ces cas-là, j’évite prudemment de rester au milieu.

- Ah, je pensais plutôt qu’il avait un rencard…

- Perché ?

- Parce qu’il a une sacrée réputation de serial dragueur !

- Réputation parfaitement méritée (et paf, mon cœur descend dans mes sandales en sixième vitesse !) ; jusqu’ici en tout cas. Cette année c’est un peu différent (et pif, mon cœur remonte en un éclair et se cale bien en travers de ma gorge).

- Qu’est-ce qui est différent ?

- Louka est différent. D'abord, il est préoccupé, et donc un peu moins abordable ; même s’il continue à m’impressionner avec son art de sociabiliser avec tous et de connaître en trois minutes le prénom de chacun ; et de chacune... Il s’est toujours fait draguer, partout, tout le temps, sans effort, aussi bien par des filles de passage que par celles qu’il connaît depuis des années ! Mais en ce moment, on dirait qu’il ne les voit même pas, c’est étrange. Il s’en fout complètement.

- Pourquoi, à ton avis ?

- Il a quelques soucis en tête, je crois. Mais ça n’a peut-être rien à voir ! Je n’en sais rien... On n’en a pas parlé. Je ne suis même pas sûr qu’il s’en soit rendu compte... »

Pietro me regarda bien en face en disant cela, comme s’il voulait me faire comprendre quelque chose. Je rougis de tous mes globules disponibles et me levai soudain, autant pour ne pas être en retard que pour dissimuler ma gêne. Ingrid me sourit, Pietro m’attrapa le coude et me retint une seconde : « Tu es jolie quand tu rougis ; mais le violet t’allait encore mieux ! Perdonami, je n’avais pas compris… Et Louka n’a pas compris. Il est un peu con parfois, mais au fond il est top, il est sensible et droit… Romy, si tu as la patience d’attendre, si tu te sens capable de lui pardonner ses fuites et ses maladresses, je crois qu’il en vaut la peine. »

Je partis en courant, m’échappant à toutes jambes de la terrible franchise de Pietro. J’avais la tête à l’envers mais les tripes étonnamment joyeuses.

Je récupérai Mila et la ramenai à la maison. Et puis je me demandai soudain, tout en lui tendant sa grande serviette Princesse Sarah : mais en fait, attendre quoi ?

*Les crayons de couleur, de Hugues Aufray ; single, 1966.

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