XXXV. Dis-lui toi que je t'aime

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XXXV. Dis-lui toi que je t’aime*

Quand tout fut prêt, Louka remplit deux verres de Montepulciano d’Abruzzo, posa nos assiettes sur un plateau à l’équilibre douteux, et s’approcha de moi en affirmant : “Madame est servie !”

« - Waouh… Par contre, je suis désolée de te dire ça, mais tu ne peux décemment pas espérer t’asseoir sur mon lit avec cet horrible tablier.

- Ah ? C’est le tien, pourtant. Tu ne l’aimes pas ?

- C’est un cadeau, je n’y suis pour rien ! Il est affreux. Enlève-le.

- Tu préfères que je mange à moitié nu devant toi ?

- Oh oui ! Without hesitation. Attends, je vais t’aider… Voilà ! Tu es beaucoup plus beau comme ça… Assieds-toi près de moi. It smells sooooooooo good… Tu nous as préparé quoi ?

- Des aubergines a la parmigiana pour commencer, et puis mon tajine d’anniversaire : poulet, citron, olives et pommes de terre. Bon, j’ai fait de mon mieux avec ta minuscule cuisine, mais normalement il faudrait préparer ça dans un grand plat en terre : on le pose sur la table et tout le monde mange dedans. Avec les doigts.

- Avec les doigts ? Mila adorerait ça… C’est une spécialité marocaine ?

- Oui. J’essaie de faire honneur à ma géographie compliquée, as you said, mais en fait, c’est le seul et unique plat marocain que je sache préparer... Je suis bien meilleur en cuisine italienne ! Ça fait des lustres que je n’ai pas mangé un tajine.

- Tu étais pourtant au Maroc ces dernières semaines ?

- Oui.

- Et tu n’as même pas demandé à ta Mama de t’en préparer un ?

- Je ne l’ai pas vue…

- Ah ! Pourquoi ?

- Elle n’habite plus la maison. Tout était vide.

- Alors tu es resté là-bas tout seul pendant tout ce temps ?

- Oui… Enfin, Pietro est venu quelques jours, et puis il est reparti.

- Mais tu dormais où ?

- J’avais loué un appartement en ville, près de l’hôpital. Mon kiné m’aurait tué si j’avais retransféré mon dossier en sens inverse ! Alors je suis resté pour finir ma rééducation. C’était drôle d'être de nouveau à Essaouira.

- Drôle bien, ou drôle pas bien ?

- Drôle bizarre.

- Je te saoule avec mes questions ?

- Un peu… Tout est encore trop brut, trop abrupt.

- Excuse-moi. No more questions, I promise.

- Do you like it ?

- C’est délicieux ! Thanks for cooking, Louka... A quelle heure est ton avion demain ?

- 16h.

- Tu rentres à Paris ?

- Non. Ce n’est plus la peine : mon année de fac est foutue, de toute façon… Et j’ai besoin de prendre l’air ! Ou plutôt, de prendre la mer. Mon épaule est guérie, mon poignet aussi, alors je vais naviguer un peu. Peut-être avec Pietro, s’il peut se libérer.

- Évidemment… Que ferais-tu sans ton Pietro ?

- Encore plus de conneries, très certainement ! Mais ne lui dis pas...

- Why don’t you guys just buy a boat together ?

- On ne s’en servirait pas beaucoup, on est trop souvent en vadrouille… Et puis Pietro aime la course, moi j’aime le large ; il compte les nœuds, moi les milles. Il choisirait un voilier léger pour s’éclater en régate, et moi un croiseur suréquipé pour faire du hauturier ! On n’a jamais réussi à se mettre d’accord. »

Ce soir-là, Louka fut fragile et insouciant comme une parenthèse. Il mangea très peu, mais avec un sourire de môme extatique que je me hâtai d’embrasser dès qu’il eût posé son assiette, pour me faire pardonner d’être une incorrigible questionneuse... Je lui fis l’amour à tout petit feu, il avait une façon gourmande et innocente de se laisser faire et je n’en perdis pas une miette.

Puis je m’endormis doucement ; j’étais collée tout contre lui, ma joue posée sur son épaule, ma main lovée sur son ventre. Sa respiration était sereine, apaisée, il s'assoupit sans même avoir essayé de s’écarter de moi.

Le lendemain, Louka dormit tard, je me calai à l’autre bout du lit avec un bouquin pour le laisser se reposer. Quand il se réveilla enfin, nous eûmes à peine le temps de partager quelques œufs brouillés qu’il était déjà temps pour lui de partir à l’aéroport. Et ce n’est qu’à ce moment-là que j’osai, enfin, lui poser une question qui me turlupinait depuis des mois.

«- Louka ?

- Oui ?

- Do you still… see… other girls ?

- …

- So ?

- Ce n’est pas toi qui disais hier soir : no more questions ?

- ...

- See you in Corsica, Romy ! »

Il dit cela d’un drôle d’air. Et il partit sans me regarder, comme un mioche qui jouerait au play-boy ou aux Indiens pour mieux cacher, derrière son visage parfait, un triste Petit Poucet... Je restai muette en écoutant s’éloigner son pas un peu asymétrique.

Louka était un météore, aveuglant et insaisissable, et quelle que soit la case dans laquelle j’essayais de le ranger, il dépassait toujours d’un ou deux rayons brûlants.

*Dis-lui toi que je t'aime, de Vanessa Paradis ; in Variations sur le même t'aime, 1990.

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