XXX. Avec le temps

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XXX. Avec le temps*

Mon coeur battait à tout rompre quand, fièrement cintrée dans un tailleur très working girl, je franchis les portes du City Hall de New York pour mon premier jour de stage. J’éprouvais un mélange de trac et d’impatience. Je ne me laissai pas intimider par l’ombre imposante de la rotonde blanche, et je pris pied peu à peu dans le monde feutré et impitoyable du Cabinet du Maire. Mon travail consistait à répondre aux dizaines de lettres qui arrivaient chaque jour : plainte, recherche d‘emploi, insulte, louange, chaque histoire était différente et je me pris vite au jeu.

Les heures passèrent, puis les jours et les semaines, j’étais bien dans mon stage, j’avais loué une chambre minuscule dans une résidence universitaire et je m’y sentais bien, libre, indépendante.

J’essayais de ne pas trop penser à Louka, même s’il m’arrivait parfois, le soir, de me demander comment il allait… Les nouvelles vinrent finalement par où je ne les attendais pas : Chiara Battisti, de passage à New York pour la promotion de son dernier film, me proposa d’aller boire un verre, et je n’hésitai pas une seconde avant d’accepter.

J’étais intimidée mais une fois assise face à elle, je me détendis et nous discutâmes longtemps, entre filles, dans le soir électrique de la ville-pomme. Elle était chaleureuse, attentive, expansive, et malgré une ferme résolution de ne pas évoquer le sujet, je finis presque malgré moi par lui demander comment allait son presque-fils.

Pas trop mal, me dit-elle... Louka se remettait bien de son accident et retrouvait peu à peu sa mobilité. Il était apparemment toujours au Maroc, où Pietro l’avait rejoint pour quelques jours. Chiara n’en savait pas plus, mais du moment qu’ils étaient tous les deux ensemble, elle ne s’inquiétait pas.

Elle ajouta, pas très innocemment, qu’elle me croyait mieux informée ! Puisqu’elle m’avait trouvée chez Louka en pleine nuit... Je rougis en silence et elle eut la délicatesse de ne pas insister. Puis elle soupira en disant que, décidément, il était « bien le fils de son père »… Son père qu’elle avait vu débarquer chez elle, complètement paniqué, plus de 20 ans auparavant.

Luís Kerguelen vivait déjà à Paris à l’époque ; Chiara, enceinte de quelques mois, s’était isolée à Cargèse pour finir d’écrire "L'amore e la fine". Il l’avait appelée d’une voix bizarre avant de débouler quelques heures plus tard, sous le soleil de midi. Ils s’étaient installés sur la terrasse avec deux bouteilles de Chianti et Luís avait bu, trop bu, pendant qu’il expliquait que tous les journaux people annonçaient que Natalia Stepanovna était enceinte de lui et qu’il ne savait pas quoi faire.

- « Tu n’as jamais pensé avoir un enfant ?

- Non. Enfin, j’ai pu en discuter vaguement, à une époque... Mais pas comme ça. Pas

maintenant. Pas avec elle.

- Pas avec elle ? Avec qui alors ?

- Malika.

- Qui ???

- Malika ; c’est une amie.

- Une “amie” avec qui tu as déjà pensé avoir un enfant ?

- Non… Mais elle en parlait de temps en temps, en rigolant, quand on était gamins.

- Luís, arrête de tourner autour du pot. D’où sort cette fille qui voulait te faire des enfants ?

- De la DDASS.

- Et ? …

- Et ben… On s’est connus à l’école, d’abord de loin. Et puis elle a été placée dans le même foyer que moi, alors on s’est rapprochés.

- Comment ça, rapprochés ?

- Beaucoup rapprochés... Elle dormait dans ma chambre en cachette.

- Tous les soirs ?

- Oui.

- Et depuis ?

- Je vais chez elle de temps en temps, quand je passe à Lyon. Et on s’appelle souvent. Enfin, on s’appelait… Ça fait quelques mois que je n’ai plus de nouvelles.

- Evidemment, triple andouille ! Tu n’as plus de nouvelles depuis que le monde entier sait que tu as couché avec Natalia Stepanovna… Et quelques autres starlettes !

- Peut-être… Enfin non, j’ai couché avec Natalia, oui, mais avec aucune autre starlette, contrairement à ce que tu crois ; et puis c’était après.

- Après quoi ?

- Après que Malika m’ait dit qu’elle ne voulait plus me voir.

- Hmmm… Et depuis, tu picoles tous les soirs avec des blondes pleines de jambes et de maquillage alors qu’avant, tu ne les aurais même pas regardées ! Luís, tu aimes cette fille.

- Je ne sais pas. Elle me manque parfois, mais je n’y pense pas trop... Elle est forte et douce, et tellement jolie, avec ses yeux en billes de café et ses cheveux inextricables… Quand on était ados, j’étais insomniaque, alors je passais des heures à la regarder dormir sous ses mèches folles... Et ton petit Chianti me fait dire n’importe quoi !

- Mon petit Chianti te tire enfin les vers du nez ! Luís, à quoi tu joues ?

- Je ne joue pas… Je tiens à elle, elle me connaît par coeur, du moindre recoin de mes souvenirs à tous les grains de ma peau. Elle m’a appris à rire, à vivre, à manger, et à pleurer quand ça fait mal... Mais ça ne pouvait pas marcher, alors elle m’a dit de la laisser tranquille.

- Et tu l’as fait ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce qu’elle me l’a demandé !

- Et pourquoi ça ne pouvait pas marcher ?

- Parce que je ne sais pas aimer… Je ne sais pas vivre. Elle en a eu marre.

- Tu portes des choses aussi lourdes que ça, bambino ? »

Luís resta un moment silencieux, son regard noir brûlait de fièvre et de vin. Puis il se leva brusquement, il fixa Chiara dans les yeux avant de fermer les paupières pour ne plus la voir ; ses gestes étaient raides, saccadés, son verre s’écrasa sur le sol de la terrasse quand il commença à déboutonner sa chemise. Chiara n’eut même pas le temps de plaisanter sur ce strip-tease improvisé dont la gratifiait Luís Kerguelen en personne. Il se retourna, lui présentant son dos, il fit passer sa chemise par-dessus sa tête et attendit en tremblant un peu dans la chaleur bleue et blanche de la Corse.

Chiara comprit ce jour-là pourquoi son acteur vedette refusait systématiquement, et presque violemment, de jouer torse nu. Pourquoi même en plein été, il portait a minima des manches trois-quart. Pourquoi il gardait toujours un t-shirt quand ils descendaient le matin se baigner dans la baie de Cargèse. Enfin, elle sut.

*Avec le temps, de Léo Ferré ; single, 1971.

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