XXIII. J'ai rendez-vous avec vous

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XXIII. J’ai rendez-vous avec vous*

Le jour J, j’empruntai la voiture de Louka et c’est avec une jubilation non dissimulée que je me pavanai sur le périph’ dans ce petit bijou gris métallisé toutes options, avec des sièges en cuir diablement confortables et un moteur vrombissant au quart de tour. Je fis un peu durer le plaisir en avalant plus de kilomètres que nécessaire, avant de me garer bien sagement au dépose-minute d’Orly-Sud.

Louka n’était pas brillant. Épaule en attelle, plâtre au poignet, pilotant péniblement son chariot à bagages de sa seule main droite, il ressemblait à une tortue paralympique trimballant sa coquille dans une poussette bizarroïde. Il boîtait un peu, tandis que sutures et éraflures zébraient tout son côté gauche : pommette, cou, main… Ses yeux cernés de mauve et son regard de menthe glacée me prouvèrent ce jour-là que oui, Louka Kerguelen himself pouvait avoir une sale tête ! Je l’embrassai très vite sur la joue, un peu froidement, en lui disant qu’il ressemblait à mon vieux Teddy Bear que ma mère recousit tant de fois quand j’étais enfant. Il sourit et s’assit en grimaçant sur le siège passager de sa voiture.

Nous roulâmes vite jusqu’à Paris, presque en silence. Je rangeai mon jouet dans son garage, portai le sac de l’éclopé jusqu’à l’étage, puis je me défilai pour laisser Louka en tête-à-tête avec son courrier. Nous avions rendez-vous le soir au Petit Médicis, tout près de chez lui, et j’avais quelques heures devant moi.

J’en profitai pour passer chez le coiffeur, avant de rentrer chez moi pour une exploration complète de mes placards. J’avais envie d’une petite revanche sur mon cher oublieux et pour cela, je devais être au top ! Mais rien ne m’allait évidemment, et je passai une heure à soupirer et à grimacer devant le miroir. Je finis par choisir, faute de mieux, une petite robe noire et des chaussures à talons rouges que je n’avais encore jamais osé porter. J’étais mal à l’aise comme une dinde dans sa farce, et à force de me dépêcher, j’étais en avance... Alors j’allai sonner chez Louka plutôt que de poireauter toute seule au restaurant.

Il était au téléphone, il parlait en italien d’une voix terne, saccadée. Quand il me vit, il loupa une syllabe en me détaillant du Nord au Sud et d’Est en Ouest, son regard me sourit et mon estomac commença enfin à se détendre. Il raccrocha rapidement et s’approcha de moi en me regardant droit dans les yeux. Je rougis quand il me dit “You look great !” avant d’annoncer qu’il allait se changer pour se mettre à la hauteur. Je faillis lui rire au nez : Louka Kerguelen avec son visage de star de cinéma, ses yeux magnifiques, son corps parfait sous les sutures, s’inquiétait d’être à mon niveau à moi, avec ma maladresse ridicule, mes jambes tordues, ma tête de moineau ?

Il fila dans la salle de bain, et je savais d’avance qu’il en ressortirait canon, mais en retard, comme d’habitude. Pendant que je m’ennuyais en l’attendant, priant pour que mes escarpins ne me fassent pas trop vite mal aux pieds, je reçus un texto d’un numéro étranger que je ne connaissais pas : “Bonsoir Romy, es-tu avec Louka ? Il ne va pas bien même s’il essaie de le cacher. Il est anxieux, tendu, insomniaque depuis des jours. Quand il est dans cet état, il ne mange rien, exactement comme son père… Si besoin, préviens-moi et je viendrai. Désolée de te demander ça, je suis inquiète… Grazie mille. Chiara Battisti.” J’eus à peine le temps de lui répondre qu’elle pouvait compter sur moi que Louka faisait sa réapparition, rasé, douché, presque coiffé : il portait un pull en V gris sur un jean noir ajusté et il était à tomber.

Il s’excusa de sa lenteur, prétextant que la vie était beaucoup plus compliquée d'une seule main, posa son manteau par-dessus son attelle et m’ouvrit la porte.

Nous dînâmes en prenant notre temps, dans une ambiance élégante et chaleureusement parisienne. La serveuse lorgnait Louka avec des battements de cils très excessifs, louchant sur son sourire aérien et son col ouvert. J’eus bien envie de l’étrangler mais comme il ne lui prêtait aucune attention, j’optai finalement pour un petit air triomphant : eh oui ma petite, moi il m’a invitée à dîner...

Plus exactement, il me regardait dîner. Il fit honneur au vin, un joyeux petit Crozes Hermitage que j’avais (judicieusement) choisi ; mais il toucha à peine à son entrée et ne fit que picorer son entrecôte béarnaise que je dus découper pour lui… Tandis que je réglais son compte, sans me faire prier, à une merveilleuse cuisse de canard confite et à son écrasé de pommes de terre à l’huile d’olive.

Deux moelleux au chocolat plus tard, nous étions de retour dans la chaleur ouatée de son appartement. J’étais pétrie de bonnes résolutions et bien décidée à ne pas céder à ses charmes. Je m’imaginais déjà, drapée dans ma dignité outragée, le laissant seul et planté-là avant la fin de soirée : ça l’aiderait peut-être à retrouver la fonction “sms” de son téléphone ?

Je m’assis pour délivrer mes pauvres pieds innocents de ces sublimes chaussures qui leur sciaient la peau. Louka se laissa tomber sur le canapé avec plâtre et fracas, et naïvement, je ne le vis pas venir. Il m’attira contre lui avec un sourire scandaleux, il posa sur les miennes ses lèvres fraîches et fermement ourlées ; puis il attrapa ma main qu’il glissa doucement sous son pull en murmurant : ”Je ne suis pas sûr que ce soit recommandé par la médecine, mais je prends le risque ! Just be careful avec les points de suture et tout cet attirail… Tu es canon avec cette robe ; si j’avais mes deux mains, je te l’arracherais volontiers ! Mais là, il faudrait que tu m’aides : enlève-la… J’ai trop envie de toi.”

* J'ai rendez-vous avec vous, de Georges Brassens ; in Le vent, 1954.

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